dimanche 18 juin 2023

Totoche (suite)



LA FIÈVRE DES PRÉPARATIFS (pages 43 à 47)

Un matin, je constatai dans les baraques une anormale agitation. Je m'enquis de droite et de gauche : j'appris qu'un ordre était arrivé de tenir prêts les tanks. On allait attaquer.
Sachant la gravité du mot, je fus étonné de la fièvre, presque joyeuse, qu'il avait provoquée.
Les officiers, plus spécialement chargés de la partie tactique, passaient des heures d'étude sur les plans directeurs, et les hommes, s'occupant des détails mécaniques, complétaient l'outillage des chars.
Cette opération est des plus délicates.
Comme il est impossible, en cas d'absence constatée d'une seringue à huile, d'en fabriquer une autre, on cherche à savoir, avant d'en référer en haut lieu, si le voisin n'en a pas deux.
Peine perdue : le voisin n'en a jamais qu'une.
Un cas de conscience se pose alors pour l'homme dépourvu de seringue. Il se demande à qui la seringue unique sera le plus utile. 
N'est-ce pas à lui? Il résoud généralement la question par l'affirmative.
Et si le voisin prétend reconnaître son bien dans l'outillage du premier char, le nouveau propriétaire n'a pas de peine à lui montrer sur l'outil revendiqué une marque spéciale « justement faite pour qu'on ne lui barbotte pas sa seringue » .
Après quoi, le perdant se replie, mais, conservant des doutes, proclame à tout hasard que la « première batterie est une batterie de voleurs » .
Quant au gagnant, il crie son indignation contre la deuxième batterie, qui voulait lui prendre sa seringue; entreprise peu étonnante dans « cette batterie de bandits » .
Et quand l'heure de la soupe arrive, la batterie de bandits déjeune paisiblement avec la batterie de voleurs, comme le feraient les honnêtes gens les plus éprouvés.
C'est que les consciences demeurent tranquilles : car l'État payera.
Et chacun sait que s'il y a faute à voler son voisin, il est permis de voler l'État comme une simple compagnie d'assurances.
L'outillage complété, l'activité générale se porta sur les inventions mécaniques. On découvrit en huit jours plus de dispositifs nouveaux que dans les deux mois précédents. Les hommes s'épiaient de char à char, en quête de nouveautés sensationnelles, et si quelque officier suggérait à son mécanicien d'adopter un système vu sur un autre char, le mécanicien souriait un peu dédaigneux :
— Pensez-vous, mon lieutenant? C'est moi qui y ai montré !
Puis il allait, en sifflotant, voir un peu ce qu'avait fait celui « à qui il y avait montré » .
Dans ces derniers jours se révélèrent différents modes de signalisation. Il s'agissait de permettre aux commandants de groupe de causer avec leurs commandants de batterie, qui devaient à leur tour pouvoir communiquer avec leurs chefs de char.
Indéniable difficulté. Il faut, pour transmettre un ordre, se faire entendre ou se faire voir, programme difficile à réaliser dans une arme que caractérisent le bruit et l'obscurité.
Plusieurs systèmes furent proposés, y compris une boule d'argent qui se balançait curieusement sur une canne à pêche, et dont l'imprévu ne fut pas suffisant à enlever les votes.
On choisit une méthode de fanions. On hissait des couleurs, comme dans la marine, et j'aimai de prime abord la gaîté de ces pavillons. 
Lorsqu'il n'y eut plus grand'chose à inventer, on découvrit qu'il ne restait à bord d'un char que la place nécessaire à loger deux hommes. Cet obstacle, d'ailleurs, n'était pas sérieux : deux places doivent suffire à six hommes en vertu de la loi d'indéfinie compressibilité de la matière humaine.
L'heure vint enfin, dans chaque groupe, de la présentation du fanion.
Les hommes, qui n'excellaient pas tous dans les classes à pied, furent entraînés pendant plusieurs jours. Tous ceux qui connaissent la vie militaire savent combien il est difficile à une douzaine d'hommes, prenant un virage sur un rang, de rester alignés. Sur la douzaine, il y a l'homme de base, qui suit aveuglément son chef; il y a de bons soldats qui devraient se régler sur lui, mais qui, soucieux d'avoir la tête haute, fixent un objectif distant de deux à trois kilomètres, et sont peu sensibles aux flottements de leur voisinage immédiat. Il y a enfin les esprits forts, qui « sont venus pour f... sur les Boches, et pas pour faire le Jacques » .
L'ensemble n'en finit pas moins par être excellent.
La partie musicale n'avait pas été négligée. Des chœurs très satisfaisants proclamèrent pendant plusieurs jours, à tous les échos, l'indulgence de la Madelon, le tourment des mères quand leurs filles ont seize ans, et leur désir de voir flotter le plus haut possible un petit drapeau.
Si blasé que je fusse, j'eus une émotion vraie à voir la belle tenue de nos appareils en bataille. Et lorsque après l'allocution, courte et forte, du commandant de groupe, les hommes défilèrent en chantant, — faute de cuivres et de grosse caisse, — je fus touché de leur crânerie.
Elle répondait bien à l'appel fait à tous les cœurs avant la grande aventure, et je sentis que mes maîtres m'avaient conquis. Le sort en était jeté : je n'ergoterais pas, pour éviter le feu, sur les droits du prisonnier, et je n'exciperais pas des conventions de La Haye. Étais-je d'ailleurs un prisonnier? Déjà, je ne le croyais plus. J'étais maintenant un chien libre, et j'allais combattre avec des hommes libres.
Nous pouvions partir.
J'étais prêt.



EN ROUTE (pages 48 à 50)

Je revois le matin de printemps, d'un printemps froid sans feuilles encore, où les tanks, quittèrent les hangars en colonne.
On serrait des mains, on photographiait : il fallait se hâter de garder un souvenir de tous les visages.
L'équipage de « Boîte de Singe » défila devant l'objectif : j'étais crânement assis sur le toit, souriant de ma gueule ouverte et de ma langue pendante, à côté de Gorgit.
Notre commandant veillait à l'embarquement. Il avait toujours la figure vive et claire que je lui connaissais.Un petit pli, seulement, pinçant la bouche, révélait le souci qu'il pouvait avoir avant le grand essai.
Les chars s'embarquèrent, sans incident, sur leur train spécial. Et nous partîmes avec la lenteur qui caractérise un train militaire. C'était bien un voyage au front, analogue à ceux que j'avais connus : le départ mouvementé, d'apparence joyeuse ; les chansons reprises en chœur, suivies d'un grand désœuvrement; le repas froid qui salit les mains et les compartiments; les stations où l'on s'inquiète des bidons à remplir, de l'heure, du chemin parcouru ; puis, doucement, la nuit triste où le train s'enfonce de sa marche lente, cahotant la fatigue des hommes levés trop tôt, qui se serrent et se cou-vrent, souffrant déjà du froid, tandis qu'un lumignon, tiré d'une musette, prolonge l'agonie du soir sur leurs traits salis, silencieux et graves.
Quand je me réveillai, nous étions à la gare de débarquement.
La file immobile des lourdes saucisses traçait au-dessus de nous les courbes de la ligne où, dans la terre, on combattait.
C'était le front, tel qu'il est partout. Les gares qui s'étalent, monotones et larges, les gares bombardées où l'on s'attarde peu ; le paysage lugubre où tout est dévasté, où la terre, sans cesse foulée, se meurt d'une pelade immense; les collines sans gaîté parce que rien n'y fleurit plus, parce qu'elles ont cessé d'être des collines pour n'être plus que des crêtes; les routes défoncées dont les amas de boue masquent les fondrières où les chariots s'enlisent, ajoutant à l'encombrement d'un défilé sans fin; les convois tirés par des chevaux hirsutes, en sueur, qui peinent, qui casser les traits; les hommes au visage morne, dont les yeux ne transmettent plus rien, ni joie ni douleur, parce qu'indifférents au monde extérieur, ils ne vivent plus qu'au dedans d'eux-mêmes.
Et sur tout cela, l'ennui, l'immense ennui des paysages où rien ne distrait les yeux, où rien ne les repose, où cependant le continuel grondement des canons lointains avertit l'homme que cette tristesse n'est qu'un prélude, que la souffrance est là-bas, tout entière, qu'elle y règne sans trêve ni répit, et que cette terre maudite semble encore un asile, un Paradis terrestre à ceux qui lui reviennent... 



AU 
« FRONT » (pages 51 à 57)

Le débarquement commença. Il se fit sans heurts.
Les groupes se formèrent en colonne, et s'avancèrent vers le village que desservait la gare.
Un tel cortège, inédit à l'époque, devait provoquer dans les rues d'un village une légitime curiosité. Fantassins, artilleurs, civils nous faisaient la haie, et j'avais sauté sur le toit du char, pour prendre ma part du succès que nous rencontrions.
Si l'admiration, pensais-je, peut encore soulever le cœur de ces braves gens, n'y ai-je pas droit plus que tout autre, moi qui reviens au feu, chien, prisonnier, et volontaire, trois titres suffisants à révéler la grandeur de mon caractère?
J'eus une petite déception.
Un homme de mon équipage avait juché, sur l'avant du tank, une poupée ridicule, une négresse habillée, très légèrement d'ailleurs, de couleurs criardes, et tenant à la main une ombrelle déployée.
Or les spectateurs, sans conteste, n'avaient d'yeux que pour elle. Je m'en serais vexé, si ma vieille expérience ne m'avait conduit à philosopher.
Je réfléchis qu'au fond, on ne l'admirait pas, mais qu'on aimait le symbole qu'inconsciemment elle représentait. N'était-elle pas, juchée à l'avant du char, sous la seule protection de sa fragile ombrelle, un défi de l'insouciance aux dangers du combat?
Ne lui devais-je pas aussi de voir ce qu'il y avait de pur et de familial dans ce public de soldats qui souriaient de bon cœur, peut-être en évoquant la douceur d'une chambre où des mains maladroites et potelées d'enfants se seraient tant amusées d'une si jolie négresse?
J'aurais médité plus longuement encore si « Boîte de Singe » , d'un arrêt brusque, ne m'avait lancé sur le sol.
Une fois déposé, je feignis d'être descendu pour me dégourdir les pattes, ce qui me permit d'écouter les propos de la foule.
Nos appareils n'étonnaient pas outre mesure les fantassins. Ils ne faisaient pas assez « maous » .
J'entendis un colonial affirmer à son voisin que ces machines-là ne serviraient à rien, tandis que l'autre admettait qu'il n'en arriverait qu'une sur cinq, mais que celle-là ferait du travail.
Je me raccrochai, d'instinct, à l'idée que j'aurais peut-être la cinquième chance.
Enfin, la colonne s'arrêta dans un vallonnement, les chars se disséminèrent, se masquèrent contre les avions, et nous reçûmes la visite d'un essaim d'infirmières, cantonnées dans des baraques voisines.
Elles ne ressemblaient pas beaucoup aux jolies dames de la Croix-Rouge que j'avais admirées, préparant gracieusement le tilleul d'un gentil blessé, sur les gravures du camp. Les lèvres de nos visiteuses n'étaient pas aussi rouges, mais leurs nez l'étaient davantage, car il faisait très froid.
Elles ne portaient ni bas de soie, ni jupes ultra-courtes, ni souliers de satin découverts.
Elles avaient de fortes bottines qui, je l'avoue, s'adaptaient mieux à la boue de l'endroit que de minces souliers de bal.
Et parce que je ne comprends rien, sans doute, aux choses de l'élégance, je finis par trouver que c'était mieux ainsi.
Des photographies rapprochèrent les infirmières, les hommes et les tanks, puis les canonniers s'égrenèrent à la recherche d'un introuvable pinard, et des officiers s'en allèrent en reconnaissance.
Nous devions partir à la nuit.
J'avais donc le temps de descendre « en ville » pour tâter l'opinion. J'y courus sans demander l'avis de Gorgit.
Je ne tardai pas à rencontrer une des plus jolies chiennes qu'il m'eût été donné d'approcher dans mon existence.
Après les politesses d'usage, qu'elle subit de bonne grâce, malgré ma tenue défectueuse, elle me demanda fort aimablement « si j'étais dans les tanks » .
Comme je lui répondais affirmativement, elle parut surprise.
— Quelle drôle d'idée?... Où étiez-vous donc auparavant?
Je crus devoir lui cacher ma situation singulière, et me contentai de répondre, sans plus préciser :
— Dans l'infanterie.
Je vis que cette réponse, dont j'augurai un certain effet, n'en produisait guère : à peine une petite moue, légèrement supérieure. Et je sentis qu'elle avait bien des choses à me raconter, mais qu'elle cherchait à se mettre à ma portée. Je risquai timidement :
— Et vous?  :
— J'appartiens à la D. D. S. H. D. P.
J'ignorais ce service, je l'ignore toujours (1).
Mais je devinai qu'il avait une importance qui me dépassait.
Et soudain, se déboutonnant (si l'expression peut convenir à une chienne), elle continua :
— N'allez pas croire que j'aie à votre encontre la moindre prévention. J'ai bien au contraire la plus grande estime pour votre bravoure, et je reconnais que, sans la valeur des exécutants, le travail des Services n'aboutirait pas.
« Toutefois laissez-moi vous le dire, car je ne me trompe pas à la distinction de votre physionomie, je crois funeste à l'avenir de la race d'exposer son élite à la destruction, quand la direction de la guerre nécessite tant d'intelligences, qu'il importe au surplus de retrouver plus tard pour les travaux de la paix.
— Le difficile, hasardai-je, est de connaître ceux qui doivent être appelés à composer l'élite qu'il faut mettre à l'abri des coups. Chacun n'aura-t-il pas une tendance naturelle à penser que sa perte est la plus irréparable qui puisse frapper l'État?
 
(1) Je le connais maintenant. Ma gracieuse interlocutrice, ayant lu ces Mémoires, m'a envoyé la traduction de ces initiales : «Direction Des Services Hors De Portée. » (Note de Totoche.)  


— Il se peut bien. Mais son classement dans l'élite ne sera pas son œuvre exclusive. Il posera candidature auprès de personnages assez haut placés pour décider d'après sa fortune, ses relations, ses influences ou son avenir politique si l'on peut prononcer en sa faveur le dignus es intrare.
« Le seuil franchi, l'homme d'élite jouera dans la guerre un rôle éminent que, faute de recul, les combattants n'apprécient ni avec justice, ni avec exactitude.
« Je les en excuse.
« Les homards occupés à bouillir à l'américaine perdent le sang-froid et distinguent mal le mécanisme de l'affaire où ils sont engagés. Le chef au contraire a la vue d'ensemble du déjeuner où ils auront leur place et leur rang.
Voilà ce qu'il faudrait leur faire comprendre. C'est difficile : mais vous devriez vous appliquer à cette bienfaisante propagande. »
Je me sentis fort ébranlé par ce discours auquel j'apercevais confusément des objections. Je n'eus pas le temps de les dégager. Un coup de sifflet fit dresser les oreilles à ma jolie interlocutrice.
— Excusez-moi, dit-elle. Le Service me réclame. 
Je restai seul, perplexe, quelques instants. Mais comprenant bien vite qu'il fallait secouer mes perplexités, j'allai déposer une pierre aux pieds d'un soldat, lui faisant entendre qu'il eût à la lancer à quelque distance. Courir en jappant après une pierre, la rapporter et recommencer : il n'est pas de meilleur remède aux tentations de philosopher. 




NOUS ROULONS (pages 58 à 63)

Le soir venu, on se mit en route pour aller prendre des emplacements plus rapprochés du champ de bataille. Je tirai bon augure du miracle qui se produisit : je veux dire que tous les hommes, si dispersés dans l'après-midi, revinrent à l'heure voulue pour le départ.
Où allions-nous? Quelle distance avions-nous à parcourir? Serions-nous en vue de l'ennemi? Y avait-il le risque d'être bombardés?
Tous l'ignoraient autour de moi. Les plus renseignés parlaient d'une étape de dix kilomètres qui devait aboutir au bord d'une rivière.
Ce serait long, très long, car nous aurions contre nous la nuit, l'encombrement et l'ignorance de l'itinéraire. J'observais les précautions prises et notamment l'attente de l'obscurité pour sortir du ravin qui nous abritait.
Et je vis, dans le crépuscule, se former une colonne immense, comme un gigantesque serpent dont les anneaux, coupés, se ressouderaient pour refaire un tout. Devant nous s'offrait la pente du plateau que nous avions à franchir. Des soldats, échelonnés sur la côte, nous regardaient passer sans curiosité : plus de deux années de guerre pesaient sur eux et les défendaient de l'étonnement.
Nous avions débarqué, le matin, à la limite de la zone des beaux uniformes, nous avions franchi la zone (les derniers civils, et nous quittâmes, sur le plateau, la zone des soldats au repos. Ce n'était pas encore le no man's land, mais c'était déjà le no woman's land.
Ne croyez pas que ce soit, de ma part, pure fantaisie qu'une telle délimitation : l'homme qui monte aux tranchées l'observe sans rien dire.
La nuit vint, absorbant les panaches légers de nos fumées blanches, et le froid nous saisit.
Les tanks roulaient lentement, soucieux de garder leurs distances, par crainte des surprises de l'obscurité.
Devant chaque appareil, un homme de l'équipage marchait dans la boue, étouffant rapidement la lueur d'une lampe électrique, un instant braquée sur une fondrière plus noire que les autres.
Nous allions à travers le bled, suivant un tracé jalonné rapidement dans l'agrès-midi.
Derrière Gorgit, qui conduisait, j'essayais de voir. Je ne voyais rien que, par intermittences, le guide qui pataugeait dans le sol délayé. Je sautai en l'air la première fois qu'il frappa à grands coups de bâton sur le blindage : c'était pour nous avertir qu'il voulait parler. Il se hissa et hurla un avis qu'étouffa presque le bruit du moteur.
Gorgit, les yeux collés au regard, épiait les mouvements de cet homme, sans lequel il aurait été aveugle, et je devinais la fatigue de cette perpétuelle tension.
Dans « Boîte de Singe » les hommes avaient fermé les panneaux, pour avoir chaud, et le char les berçait, indifférents à la conduite, résignés à l'obscurité, heureux de ce bien-être qu'on éprouve souvent lorsqu'on n'a plus qu'à laisser faire, dans l'abdication de toute volonté. Ils tiraient de leurs sacs ce qu'ils pouvaient trouver de vêtements pour se garder du froid qui les prenait, immobiles et mal accroupis.
De temps à autre, une lueur rapide éclairait une scène d'intérieur : des vivres enveloppés d'un journal sortaient d'une musette; on cassait la croûte, éternelle et seule distraction des soldats en campagne.
Et la lueur s'allumait encore pour un homme à chercher, parmi l'encombrement du bagage, le litre qu'un autre avait déjà bu, grâce à la nuit complice, ‘‘ parce qu'il croyait que c'était son bidon ''.
Nous roulions, et les heures s'ajoutaient aux heures. Gorgit sortait parfois pour se renseigner. Était-on loin? Combien de kilomètres?
Maintenant de grandes traînées rouges flamboyaient dans le ciel, se rejoignaient, se chevauchaient, couraient le long de l'horizon. Des fusées s'épanouissaient, d'un mouvement sec, et, chercheuses inquiètes, interrogeaient la nuit. Gorgit se retourna brusquement, impatienté, criant à l'équipage :
— Dites-leur donc d'éteindre leurs phares, là derrière. Je ne vois plus rien.
La porte s'ouvrit, puis un homme, en rentrant, cria : 
— Y a pas de phares, mon lieutenant. C'est les obus, là-bas...
La continuelle intermittence de la lumière et de l'obscurité brouillait ce qui nous restait de vue, et voilà que la neige s'était mise à tomber. Une bourrasque glacée soufflait sur nous, s'infiltrait en eau par les fentes. Dans leur uniforme blancheur, la piste, les champs et le ciel se confondaient. Nous roulions.
Des chars déjà étaient en panne que nous dépassions en les frôlant. La colonnere souvent disparaissait. On emballait pour rejoindre, dans la crainte continue de perdre la piste.
— Halte!
Sommes-nous au but? Pas encore. Une charrette de ravitaillement, devant s'était embourbée et une roue était prise, jusqu'à l'essieu, dans une fondrière.
Un officier du groupe, arrachant le fouet des mains du conducteur, fouaillait les pattes des chevaux. L'un ruait, l'autre ne bougeait pas, et la voiture s'inclinait sur la roue enfoncée.
Le conducteur haussait les épaules :
— Je vous l'avais bien dit : je les connais, mes chevaux! Laissez-moi donc faire. Suffit de les prendre en douce.
Il les prit comme il avait dit, les hommes poussèrent aux roues. Je les encourageai de quelques aboiements et l'on eut raison de l'obstacle.
La nuit cependant s'allégeait. La neige ne tombait plus. Lentement l'aube apparut.
Une aube crasseuse et triste, suffisante tout de même pour sonner à tous le retour à la vie. Les hommes s'étiraient, montraient aux portes leurs figures noircies, fatiguées, leurs yeux sales aux paupières gonflées, leurs cheveux en broussaille, et les mouchoirs douteux qu'ils avaient, la nuit, serrés sur leurs cous. Je sautai de nouveau du tank, et je m'ébrouai sur le sol, heureux de me dégourdir.
Quelque chose de vague remua mollement devant moi.
C'était, à un tournant de la route, un cheval blanc qu'avait abandonné le ravitaillement, et qui, contre un tas de cailloux, la boue collant les poils du ventre, n'ayant pas eu la force de choisir un coin d'herbe pour s'y'étendre, achevait son agonie.
Il se souleva pesamment au bruit que faisaient nos chenilles. Puis il laissa retomber sa tête, un œil vitreux tourné vers le ciel.
Ah! nous autres, les bêtes, ne sommes pas épargnées dans les querelles des hommes!
Cette fois nous approchions. Les chars s'espaçaient le long d'une rivière, se cachaient de leur mieux sous des branches, et recouraient à toutes les ressources du camouflage. Ce travail terminé, les hommes, qui depuis des heures ne vivaient que pour ce repos, s'enroulèrent dans leurs couvertures et leurs toiles de tente.
Le jour venait maintenant : ils pouvaient comnencer leur nuit.