dimanche 26 janvier 2020

Totoche (EDIT + 1 chapitre)

Premiers chapitres de Totoche :

TOTOCHE
PRISONNIER DE GUERRE
(journal d’un chien à bord d’un tank)

PRÉSENTATION

C'est en février 1917 que je fus fait prisonier par l'armée française.
Jusque-là, je servais dans les rangs de l'armée allemande, où l’on m’appelait Poilu. Du jour où, captif, je fus emmené par les troupes françaises, on me baptisa Fritz. Car c’est bien souvent la destinée des chiens qui combattent, de recevoir des noms empruntés à la langue des ennemis de leurs maîtres. Il en résulte pouir nous l'impression pénible d'être partout des étrangers, que protègent seulement les règles un peu flottantes du droit international.
Je dois dès maintenant - amené que je suis par les circonstances à rédiger mes mémoires sur le sol français – quelques éclaircissements au patriotism inquiet de mes lecteurs.
Il peut leur être déplaisant de lire la prose d’un chien qui n’est pas des leurs, s’ils doivent craindre, à tout instant, qu’il ne sente pas comme eux.
Aussi leur ferai-je remarquer que les sentiments des chiens, en matière de nationalités, n’ont pas l'absolutisme des sentiments humains. Quand nous nous employons à soutenir le moral d'une troupe, c'est souvent par pure occasion, et rien ne s'oppose à ce que nous remplissions un rôle analogue - si les événements  l'exigent - dans la tranchée adverse.
J'ai quelque répugnance à nous comparer à des mercenaires : ne puis-je pas toutefois revendiquer l'exemple de ces troupes suisses qui servaient les monarques les plus divers et les causes les plus opposées, pour le plaisir unique d'être belligérantes? Mais il faut observer, en ce qui les concerne, que ces expériences successives les ont assagies, et qu'elles se sont avisées, en définitive, des bienfaits de la neutralité.
Nous aussi, nous sommes neutres, mais nous aimons la guerre : nous sommes des neutres belligérants. Nous ne participons pas, d’une manière directe, aux aspirations nationales des hommes, et notre indépendance y gagne ce qu’y perd notre ambition.
On conçoit dès lors qu’un revirement puisse s’opérer loyalement dans nos opinions, pour peu qu’on nous éclaire. Je me suis éclairé.
 J’ai vu bien des hommes se tenir d'autant plus lourdement à une idée qu’ils l'avaient plus admise avec plus de légèreté. Ce n'est pas ma manière de faire.
Mon évolution s'est progressivement accomplie, sous l'effet d'influences diverses, d‘ordres psychologique,  matériel et moral.
Je m'appliquai, dès le début, à connaître mes vainqueurs.
Cette tâche me fut facilitée par l’habitude prise, aux armées, quand la guerre en laisse le loisir, de réunir, sous le nom de rapport, une assemblée générale dans chaque unité.
Nul n'ignore que les chiens ont coutume d'assister à toutes ces manifestations oratoires. Je ne crois pas, depuis que je me suis engagé, avoir manqué dix fois le rapport de compagnie : aucun chien, d’ailleurs, sauf cas de force majeure, ne se le serait permis.
Mais tandis que chez les Allemands, les chiens étaient tenus hors du carré formé par les hommes, je fus touché de la tradition française qui leur réserve une place au centre même de ce carré.
Dès le second jour - pourquoi cacherais-je la satisfaction d’amour-propre que je ressentis - je fus admis à me tenir, au rapport, devant le capitaine, et depuis, une d’honneur m'y fut toujours marquée.
J'ai même acquis le privilège de m’y asseoir, alors que les gradés, autour de moi, doivent demeurer debout.
J’adore ces manifestations de l'esprit militaire. J’estime qu'il n'est rien de tel pour établir le prestige d'un chef et pour tenir la troupe en main. De ma place, je m'accoutume à tous les visages, je connais toutes les attitudes et toutes les odeurs. Je me pique de discerner là, au premier coup d’œil, les bons et les mauvais soldats.
 Au début du rapport, un gradé pousse un cri bref, qui déclenche chez les hommes prodigieux fracas de talons. C'est ce bruyant entrechoquement des talons qu’on appelle la discipline. Lorsque les hommes ont des sabots, la discipline est magnifique.
Or ce fut là que j'observai le plus grand contraste entre les deus nations.
Les officiers allemands, quand le rapport nous réunissait, y parlaient fréquemment origines de la guerre, et nous démontraient que personne, en Allemagne n’avait voulu ce grand fléau.
Entre chiens, nous hochions la tête. J'avais là des anciens qui se piquaient d'avoir connu la douceur des casernes en temps de paix, et nul d'entre eux n'eût souhaité pareil cataclysme, qui rend les ravitaillements incertains, quand il n'aboutit pas à l'enterrement pur et simple des détritus de nos cuisines.
En France, je n'entendis pas parler de ces causes premières.
Lorsqu'on avait appris aux hommes qu'un des leurs était puni pour avoir fabriqué des coupe-papier avec des balles, ou pour avoir fait passer un courant électrique dans la serrure d'une porte, et de là, dans la main d'un officier supérieur, il semblait que l’intérêt  de la journée fût épuisé pour eux. Et j'aurais tenu ce silence sur les origines de la guerre pour l'aveu d'une responsabilité, si je n’avais découvert que les Français n'en disaient rien parce qu'ayant  été attaqués, ils croyaient inutile de se demander s'ils n’étaient pas les agresseurs.
D'autres considérations m'amenèrent à m'attacher davantage à la cause de mes vainqueurs.
Ils témoignèrent vis-à-vis de moi, dès le début de ma captivité, d’une confiance qui sut m’émouvoir.
Je fus, le second jour, prisonnier sur parole : c’est-à--dire qu'on ôta de mon cou la ficelle déshonorante qui nuisait à la spontanéité de mon affection, et je me gardai de manquer jamais aux conditions tacites auxquelles, de gaîté de cœur, j’avais immédiatement souscrit.
J’eus alors l’impression d’une vie libre et nouvelle. Mes allées et venues ne connurent plus d’entraves.
J'avais craint, comme prisonnier, d'être employé aux travaux des champs, et les chiens savent qu'à la campagne la viande est une rareté. Or je fus attaché au service d'un officier, ce qui me parut d'excellent augure.
Les événements postérieurs ne m'ont pas déçu. Je n’ignore plus rien aujourd'hui des services de ravitaillement. J'entretiens des relations suivies avec le caporal d’ordinaire. Je veille, de ma personne, à toutes les distributions, ce qui me permet de savoir où je devrai plus tard chercher les bons morceaux, et j’émarge à toutes les tables.
Ces détails ont leur importance. Le premier devoir d'un chef est de nourrir ses hommmes : une troupe mal nourrie est une troupe vaincue.
Mais il a d’autres devoirs à remplir : il doit savoir parler à ceux qu'il commande. Et mes vainqueurs surent mes parler.
Je ne veux pas faire allusion à cette langue  internationale, bonne au plus pour chiens arriérés, et qui consiste à doubler les syllables des mots.
Ce n'est pas parce qu'on m'aura dit : « Où qu'il est le tit chien-chien qui fait des li-liches aux nei-neilles de son maî-maître ? » que ces puérilités auront agi sur moi.
Mes maîtres firent mieux.
Au bout de quelques semaines, le nom de Fritz, symbole de ma captivité, fut abandonné, et je fus, de but en blanc, surnommé Totoche. J’aimai tout de suite omn nouveau nom. Je l'aime toujours : je lui trouve des qualités bien françaises de gaîté, d'entrain, et même une certaine pointe de parisianisme.
Il ne serait pas tout à fait exact de dire que je réponds au nom de Totoche : mais je ne répondais guère, autrefois, à ceux de Fritz ou de Poilu. Une longue carrière de crapouilleur m’a durci l’oreille, ce qui me dispense, honnêtement, de me rendre à tous les appels.
Et puis, ma vie de combattant m’a donné des habitudes d’indépendance. J’attends, pour obéir, d’être sûr de servir un intérêt général : je ne crois pas devoir m’inquiéter des fantaisies individuelles.
Un règlement bien compris doit laisser place à l’initiative de chacun, développer les personnalités et les utiliser, non pas les comprimer.
Et j’ai ma personnalité.
Je suis Totoche, prisonnier de guerre…






COMMENT JE FUS FAIT PRISONNIER

Ma capture se rattache – j’en ai quelque fierté –à de grandes opérations militaires.
Malgré l'estime que j’ai pu concevoir pour mes vainqueurs (au point de  combattre, plus tard, de leur côté), j’aurais ressenti une certaine humiliation à me voir pris au cours d'un coup de main quelconque, digne à peine du communiqué.
Or, en février 1917 , eut lieu le recul du génial Hindenburg.
On nous avait bien prévenus, au rapport, des intentions du commandement. On nous avait bien mis en garde contre les dangers de la captivité. Nous savions d’ailleurs que les Français brûlent vifs leurs prisonniers, ce qui rendait superflues de pareilles recommandations.
Toutefois, j’avis déjà, dans les premiers mois de la guerre, été témoins d’un recul stratégique. Je savais par expérience combien un tel recul nuit au ravitaillement, mais j’en étais revenu. Et puis, un recul génial doit comporter une sécurité plus grande qu’un recul stratégique : ou bien il serait inutile qu’il fût génial.
Je fus avisé qu’une arrière-garde aurait à maintenir le contact avec l’ennemi, pour masquer le départ du gros.
Ma place était indiquée : je partis avec l’arrière-garde.
Ce fut alors que ce produisit dans la manœuvre allemande une faute impardonnable. Dans la nuit, alors que, m’étant relevé de mes fonctions de guetteur, je sommeillais dans un abri, l’arrière-garde se replia génialement, en oubliant de me prevenir.
Quand je me réveillai, les Français tenaient la tranchée…
Je craignis d’abord que mon défaut d’uniforme ne me fit juger avec la dernière rigueur. Mais je m’avisai soudain que cette particularité, qui pouvait me perdre, était en même temps une chance de salut, puisque rien n’indiquait dans ma personne quelle était ta nation dont je servais la cause. Ne pouvais-je pas, au besoin, passer pour un simple civil, attiré sur les lieux par la nouveauté du spectacle ?
Je pris donc le parti de trottiner dans les boyayx, de l’air le plus naturel du monde, le regard candide, le nez à terre, la queue au ciel, et l'oreille droite rejetée négligemment en arrière, comme il m'arrive de faire à mes heures de laisser-aller.
Fait incroyable, je vécus ainsi deux jours sans éveiller autour de moi la moindre défiance.
Mais un matin, tandis que je poussais une reconnaissance vers l’arrière des lignes françaises, je me trouvai soudain nez à nez, au détour d'un boyau, avec un homme étrange, qui s’écria en m’apercevant : « Tien ! un Boche! ».
Je n’ai jamais su à quel signe il avait découvert ma nationalité. Je pensai moi-même : « Tiens ! un Américain ! » car cet homme avait un visage glabre et la mâchoire volontaire qu’ont les Américains du Simplicissimus, la structure athlétique d’un champion de base-ball, et les lorgnons intelligents du président Wilson. Il n’en était pas moins Français de bonne souche, comme beaucoup d'autres Américains de sa société.
Je conçus, de ce jour, un doute sur la sincérité des caricaturistes.
Quoi qu'il en soit, je fus, en un clin d’œil, entouré, et je m’acheminai, la corde au cou, vers la zone de l'intérieur.
Et soudain, je tremblai d’avoir été pris par des francs-tireurs.
Ceux qui m’entraînaient possédaient les accoutrements les plus singuliers. Ils étaient, en général, vêtus d’une sorte de grosse toile khaki et d'un veston bleu ciel bourré de mouton blanc.
Je tentai de me rassurer en me disant que des députés ou des journalistes – j’en avais vu dans les lignes allemandes – pouvaient seuls avoir l’idée d’un pareil équipement.
Mais, à la première halte que nous fîmes, mon inquiétude redoubla.
Comme mon guide s’asseyait, j’aperçus à son ceinturon, dans l’entre-baillement du veston bleu ciel, un couteau d’égorgeur, et je frémis en lisant sur la poignée ces mots qui jetaient une lueur sinistre sur ma destinée : « Le vengeur de 1870. »
Je cherchai bien à me rassurer en me disant que si je n'avais pas voulu cette guerre, j’étais bien plus irresponsable encore d’une guerre si reculée. Je n'en baissais pas moins la queue, d’instinct, en signe de soumission.
Il ne semblait pas, d’ailleurs, que mes vainqueurs fussent disposés à venger sur moi l’outrage de 70. L’un d’eux pourtant dégaina si brusquement que je fermai les yeux… Lorsque, ne sentant rien venir, je hasardai un regard, je vis l'égorgeur qui, d'un air pacifique, décrottait ses bottes avec son couteau.
Je ne crois pas que ces glaives aient, par la suite, accompli de plus grands exploits. Les projets de vengeance, pour l'instant, semblaient écartés.
Comme nous arrivions dans un ravin, je fus frappé d'un spectacle étrange : mes vainqueurs étaient venus là dans des voitures aux couleurs criardes, aux silhouettes bizarres. Et je compris soudain que j’avais devant moi ces engins mystérieux qu’on appelait des tanks.
J’allais les examiner quand une vieille paysanne s’arrêta devant eux, et demanda au lieutenant Gorgit, à la personne de qui j’étais attaché (d’un peu plus près alors que je n’aurais voulu) :
- C’est-il donc ça ces machines infernales ?
- C'est ça.
- Ainsi !... Et c’est-il qu’il fait chaud là dedans?
- Soixante-dix degrés.
- Ainsi donc!... Et ça va-t-il vite comme une auto?
- Plus vite, à cause des chenilles.
- Et comment que vous tirez, là dedans?
- On tire dans le tas.
- Ainsi voyez donc !... Il y a le père Tissier qu’en a vu un, le père Tissier, à Bourdenval… Qui qu’a le bureau de tabac, près de la place. Il dit comme ça que ça renverse les maisons, qu’il dit.
- Bien sûr. Nous en avons renversé une pour venir, une maous... Vous aprlez d’une dégringolade!...
- Ainsi !.. Et il dit qu’on vous a fait jurer de vous faire sauter si vous étiez pris, qu’il dit ?
- Tout le monde a juré. On appuie sur ce bouton-là. Boum, ça y est.
- Les pauvres enfants ! … Et vous allez-t-il pas tuer les nôtres, en sautant comme ça ?
- Non, non ! C’est calculé : ça éclate en avant.
- Par où donc que vous respirez ? c’est-il que vous ouvrez les portes.
- On ne peut pas. Elles sont fermées.
- Fermées ?
- Par le général, le matin de l’attaque. Et il garde la clé pour rouvrir le soir.
- Si c’est pas malheureux !... Et ça sera-t-il bientôt fini, c’te guerre ?
- Peut-être plus vite qu’on ne croit.
- Parce qu’il y a le père Tissier qui disait comme ça…

Mais ici le dialogue dévia vers des stylets dénués de tout interêt. Je veux dire qu'il aborda le domaine agricole et le domaine économique, questions dont j'estime - et tous les guerriers avec moi - que ne doit s'embarrasser en aucun cas l'esprit d’un vrai militaire.







JE SUIS DANS LES TANKS

Ainsi, ma situation se définissait : j'étais le prisonnier d'un équipage de tanks.
Une chose m'avait frappé : la désinvolture avec laquelle Gorgit avait documenté la vieille paysanne, sans s'inquiéter des conséquences d'un tel bavardage.
Cette confiance accordée à l'élément civil allait à l'encontre de mes idées.
Car les tanks, à l'époque, étaient des nouveautés.
Mes vainqueurs étaient venus là pour "pousser " les Allemands, et n'avaient pas trouvé l'occasion de donner.
Ils étaient venus, n'avaient rien vu et avaient vaincu, ce que César n'avait pu faire en son meilleur jour.
Il en résultait pour les équipages un double état d'âme : la collectivité déplorait hautement de n'avoir pas donné de coups, et les individus se félicitaient intérieurement de n'en avoir pas reçu.
Mais tel est le moral des troupes que lorsqu'il fut certain que nous quittions le front, il n'y avait plus qu'un sentiment : le regret de n'avoir pas remporté l'écrasante victoire dont la certitude s'imposait alors aux plus pessimistes.
Je ne voudrais pas, conscient de mes devoirs, affaiblir la défense nationale par d'imprudentes révélations. Le souci de la vérité doit avoir pour limite les nécessités stratégiques. J'essaierai de ne pas franchir cette limite en ajoutant, aux détails techniques donnés par Gorgit, un tableau de mon cru.
L'extérieur d'un tank — il s'est modifié depuis — présentait un amalgame hurlant de couleurs vives. C'était le résultat d'un travail spécial, appelé camouflage. Je ne suis pas sûr, aujourd'hui encore, d'en avoir bien saisi la portée militaire.
J'imagine qu'on s'était proposé, par l'éclat des peintures, d'attirer l'attention de l'ennemi de telle sorte qu'elle se détournerait instantanément de l'action principale.
Les Allemands, d'autre part, se disait-on, après un temps de réflexion, n'admettraient pas que des combattants se fussent affublés de la sorte, et croyant qu'on cherchait à leur faire user, sur de faux objectifs, d'inutiles obus, ne donneraient pas dans ce piège grossier.
Ce calcul était trop subtil pour le champ de bataille.
Là-bas, si l'on aperçoit un homme, vêtu de rouge, dans les lignes ennemies, on tire aussitôt sur lui, et l'on se demande ensuite  si l'on n'a rien de mieux à faire — pourquoi cet idiot-là s'est foutu en rouge.
Mais laissons cette question — à laquelle des spécialistes ont donné par la suite une solution plus heureuse — pour aborder le dessin lui-même.
Imaginez une limousine, dont les roues avant soient rattachées aux roues arrière par un long ruban métallique, la chenille.
Blindez la carrosserie — et supprimez les sièges.
Entassez-y des hommes, des armes, des munitions. Chauffez fortement; parfumez aux vapeurs d'essence; faites du bruit; bandez les yeux du personnel, et lancez le tout au hasard : vous avez devant vous un tank en action.
J'en eus une première idée quand nous nous mîmes en marche pour regagner le train qui devait nous ramener à notre camp. Car les tanks, comme les chevaux de course, ne doivent pas s'épuiser en efforts vulgaires, et se font transporter sur le terrain de leurs exploits.
Nous arrivâmes à petite allure (et non pas, ô vieille paysanne, " plus vite qu'une auto, à cause des chenilles ") dans un cantonnement d'infanterie.
Ce fut, en passant, l'occasion d'admirer la méthode qui préside à l'entraînement des splen-dides fantassins.
Là, point de cette chaleur nocive, évocation dangereuse des douceurs du foyer : une large et vaste aération conforme au principe hygiénique de la vie au grand air.
Point de ces lits où s'amollit le corps du guerrier, dont on doit écarter les charmantes et (qui sait?) libidineuses souvenances : le minimum de paille nécessaire à la culture du toto, insecte accommodant, qui se contente de peu.
Enfin une proximité suffisante de la ligne de feu pour éviter au soldat l'illusion énervante, et prématurée, d'une paix universelle.
J'ai souvent entendu dire, à de joyeux "arriéristes" : "Vous du moins, au front, vous ne manquez de rien." Ce n'est pas tout à fait exact. Il nous manque une distraction : celle de vous y voir.
Le soir venu, nous embarquâmes. Les tanks, en bagages complaisants, se chargèrent d'eux-mêmes.
Après quoi, nous primes place dans nos compartiments.
Le principe d'aération, que je venais d'observer ailleurs, était respecté là jusqu'à l'abus.
Quelqu'un déclara :
— Ça va : il y a le chauffage central.
Je connais mal ce procédé, dont, j'entendais le nom pour la première fois. Mais je n'hésite pas à déclarer qu'un tel mode de chauffage est tout à fait insuffisant.
Et ce fut gelé de tous les membres que je sautai du train, le matin, lorsqu'il s'arrêta.
J'étais au camp des tanks. 





AUX ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE


 Qu'on veuille excuser le désordre que j'apporte au récit de mes premières impressions : ce désordre est un peu l'image de mon état d'âme à cette époque.
Il faut songer, pour me comprendre, aux tranformations précipitées qui s'étaient opérées dans mon existence.
J'avais été, jusque-là, un chien de tranchées, pour lequel rien ne comptait, hors de son secteur. Et je savais le mien, comme nul plan directeur ne l'avait connu. Je savais les carrefours marmités, les bons et les mauvais boyaux, la profondeur des abris. Je m'étais fait une vie dans ce coin de terre, et les événements du dehors ne me touchaient guère.
Sans doute aspirais-je à la paix. Mais d'autre part elle me faisait peur, comme un état nouveau auquel je devrais m'adapter un jour, où ma carrière de chien serait à recommencer.
Je vivais dans le provisoire, comme le font les gouvernements, et je glissais insensiblement à l'idée que ce provisoire pût devenir définitif.
Et voilà que, bouleversant ma paresse d'esprit, on m'arrachait à ma destinée; je voyais des visages inconnus; j'étais affecté à une arme nouvelle; de libre, je devenais prisonnier; d'une terre d'Empire, je passais sur une terre républicaine.
Que mes lecteurs ne frémissent pas d'une vaine inquiétude : cette période n'est pas destinée à m'amener doucement aux spéculations politiques. La forme des gouvernements ne m'intéresse guère : la place des chiens est la même sous tous les régimes.
De minimis non curat prætor : le gouvernement ne s'occupe pas des chiens, qui ne sont pas électeurs. Et partout, pour nous, il en va de même: nous subissons la laisse pour avoir la pâtée. L'immédiat seul est de notre ressort, et notre secteur seul doit nous intéresser. Or, j'avais un nouveau secteur; j'avais un camp.
Un camp est un grand espace où les civils cherchent à entrer, et d'où les militaires cherchent à sortir.
Pour parer à ces deux tendances, l'autorité clôture le camp. Ce système de fermeture comprend deux éléments : des fils de fer et des portes.
Mais comme les portes sont gardées par des sentinelles, qui ont toujours des questions à poser, et comme les fils de fer ne demandent rien, le mode d'accès normal est constitué par les fils de fer, où les portes seules forment, de-ci de-là, des obstacles infranchissables.
Les habitations sont des baraques en planches. Le règlement prescrit d'en tapisser l'intérieur du plus grand nombre possible de portraits de femmes ôtant leurs bas, soulevant leurs chemises ou tâtant leurs seins.
Dans les baraques des hommes, ces gravures sont généralement accompagnées de vers des plus grands poètes : 

Comme à son nid une hirondelle,
Mon coeur au tien reste fidèle.
ou : 

Que ce muguet vous porte chance :
Il fut cueilli par l'espérance.

Tandis que chez les officiers, les femmes se contentent de retirer le plus de linge possible, sans aucun commentaire.
Je ne me charge pas d'expliquer cette différence sentimentale.
Le seul inconvénient d'une telle habitation, c'est l'impossibilité d'y trouver une heure de solitude. On imagine difficilement le nombre d'interrupteurs qui peuvent s'employer à troubler le travail d'un chien rédigeant ses mémoires dans une de ces baraques.
Le camp proprement dit comprend un grand plateau rigoureusement nu, dont le sol est coupé par un système de tranchées, de boyaux, de fils de fer et de trous d'obus.
On y réserve, dernière touffe de cheveux sur un crâne dégarni, une houppe de petits bou-leaux. Cette houppe est indispensable à la stratégie : elle constitue, selon les manœuvres, un masque ou un abri.
Les conventions exigent que les percutants ne puissent démolir un tank caché à cet endroit, ce qui est parfaitement admissible puisqu'elles veulent aussi que les percutants soient représentés par des fanions, dont l'action sur les blindages est sans portée pratique. C'est l'ensemble formé par la plaine et les trois bouleaux qui constitue le terrain de manoeuvre. 





CULTURE PHYSIQUE 

Je m'imaginais, au lendemain de mon arrivée, participer à une manoeuvre. Il n'en fut rien. Avant d'être en mesure de supporter une telle fatigue, il convient de devenir un athlète complet.
Un athlète complet est un homme incomplètement habillé qui tourne autour d'un sifflet tenu par un instructeur.
Ce dernier, contraint à l'immobilité, perdrait toute valeur athlétique si l'on n'avait songé à le munir d'un sifflet à l'aide duquel il développe, durant toute la reprise, ses qualités de souffle.
Gorgit étant chargé, à son groupe, du rôle d'instructeur, je crus pouvoir, pour la première fois, m'asseoir à côté de lui, de manière à me faire une idée de la méthode suivie.
A chaque coup de sifflet les athlètes complets exécutaient un mouvement d'ensemble.
Tantôt ils couraient, tantôt ils sautaient, tantôt ils lançaient des pierres, exercice dangereux pour les chiens qui les encourageaient. Je ne me doutais pas combien les hommes peuvent avoir de peine à exécuter certains mouvements que j'accomplissais, dès l'enfance, comme les plus naturels.
Il est presque pénible de ls voir s'efforcer à la marche à quatre pattes, tant on voit que 1a civilisation les a déshabitués de l'usage courant des membres antérieurs.
A parler franc, ils sont risibles. Mais je fus plus surpris encore quand, sur un coup de sifflet suivi du commandement : "Mouvements respiratoires", je les vis lever les bras au ciel d'un commun accord.
Je désapprouve nettement cet exercice au point de vue militaire. Il me paraît dangereux d'habituer les hommes à faire le geste de se rendre en masse : je l'ai vu faire dans les rangs de mes précédents maîtres par des hommes qui n'avaient reçu aucune éducation spéciale à cet égard, et qui s'en sont tirés, du premier coup, à leur avantage.
Je fus frappé, d'autre part, de voir le nombre d'accidents qu'entraînait la formation des athlètes complets. Pas de jour que des hommes ne demandassent à être exempté de gymnastique, parce qu'ils étaient victimes de foulures, de hernies, ou de maux variés.
Mais leur moral était si grand qu'on les voyait, une heure plus tard, se ruer sur un foot-ball auquel ils dispensaient des coups de pied splendides, et nulle contraction du visage ne révélait les souffrances que leurs foulures, évidemment, ne manquaient pas de leur causer.
La gymnastique me semblant un peu monotone, je résolus aussitôt de me mettre au foot-ball, que je devinais devoir être le sport le plus passionnant.
Je n'eus pas le loisir, hélas! de terminer la première mi-temps. Soit que l'équipe dans laquelle je me rangeai fût au complet, soit hostilité pour les débutants, je fus accueilli par une bordée d'injures ignobles, je fus accusé de "garder le ballon" et je ne le gardai pas longtemps, je vous prie de le croire.
Un coup de pied dans la mâchoire m'envoya chanceler dans l'herbe, et je regagnai doucement ma baraque, en me promettant de chercher un sport plus compatible avec mes moyens.
Une balle de tennis, bientôt, m'en fournit l'occasion.
Elle devint la base de mes plaisirs et de mes distractions, et je lui dois d'être devenu l'admirable athlète dont mon groupe a, depuis, eu lieu de s'enorgueillir. 




MA PREMIERE MANŒUVRE 

Il me faut, avant d'aborder le récit d'une manœuvre, faire deux remarques : la première concernant le nom de l'engin dont je vais parler, la seconde ayant trait aux caractéristiques réelles dudit engin.
L'arme à laquelle je suis affecté s'appelle l'artillerie d'assaut, ou A. S., ce que certains traduisent par « arme spéciale » et de mauvais esprits par « artillerie sacrifiée » .
Dans l'arme, les appareils sont appelés des chars.
Exemple : « Y a encore un c.. qu'a bouzillé mon char. »
En permission, ils s'appellent des tanks.
Exemple classique : «Je suis dans les tanks.»
Un sur trois des hommes qui disent : « Je suis dans les tanks » monte à bord d'un char. Les deux autres l'encouragent, dans des services utiles, souvent exposés, mais ne combattant pas.
Je crois donc comprendre que le mot « tank » est d'une acception plus large et plus hospitalière que le mot char, puisque si quelques-uns sont « dans leur char », tout le monde est « dans les tanks ».
Nous admettons toutefois, pour la facilité du récit, que ces deux noms se correspondent.
La seconde remarque qui s'impose ici porte sur les données techniques fournies, au front, à la vieille paysanne. Je me suis aperçu, par la suite, qu'il ne fallait les accepter qu'avec quelques réserves. Il fait chaud dans un char, mais, en hiver, le thermomètre le plus fanfaron y dépasse rarement 40 degrés.
L'appareil ne grimpe pas le long des murs avec la même aisance que l'escargot, mais il le bat nettement en plat. Toutefois, sa vitesse ne lui permet pas d'inquiéter sérieusement les voitures de course.
Il renverse difficilement un chêne de six mètres de tour.
Je n'ai pas vu fonctionner le contact électrique qui pulvérise automatiquement le char dès qu'il est cerné par l'ennemi, et je n'ai pas vu venir, avant de combattre, le général teneur de clés chargé de nous enfermer.
Ces observations faites, le lecteur me suivra plus facilement, j'imagine, dans la relation de la première manœuvre à laquelle j'ai participé. 
Donc, un matin, Gorgit, estimant suffisante ma culture physique, me fitmonter à bord de son appareil. Je sautai joyeusement dans « Boîte de Singe » , le tank de Gorgit, alors qu'il s'occupait de le mettre en marche. Je choisis ma place sans hésitation. Il n'y a en effet dans un char que deux places nettement définies : celle du conducteur, qui est à l'avant, et celle du chien, qui se trouve à côté de la porte arrière.
Le reste de l'équipage est libre de s'asseoir ou de s'accroupir au petit bonheur.
Je commençai par ne rien voir. Mais je trouvai bientôt un regard percé dans le blindage, et j'y collai mon œil, pour ne rien perdre de la manœuvre.
Au bout de quelque temps, surpris de ni pas sentir le moindre cahot, mais entendant un bruit étrange persister à l'avant, je me retournai : je découvris alors que nous n'étions pas partis, et que Gorgit s'efforçait toujours de mettre le moteur en marche.
Cette opération compliquée semblait exiger un certain nombre de formalités, auxquelles le conducteur essayait de se conformer, tandis que l'équipage, mollement accroupi, le regardait avec intérêt. Lepoutre, le mécanicien, couché sur le moteur, veillait au respect des rites.
- Le déclic, mon lieutenant. 
- Les dégommeurs.
- C'est drôle. Il devrait partir. Il est parti du premier coup il y a une demi-heure.
Car les moteurs, qui partent si difficilement au moment voulu, sont toujours partis « du pre-mier coup tout à l'heure », au moment où leur départ était dénué de tout intérêt.
- Allez-y fort. Y a pas de danger.
Gorgit y allait fort : il n'y avait aucun danger, semblait-il en effet, que le moteur se mît en marche.
Alors Gorgit se redressa, essuya son lorgnon, prononça « Merde » d'un ton désolé, tira sur son levier une fois encore, et tout se mit à pétarader si brusquement que je ne sus où me sauver.
Lepoutre se jeta sur les dégommeurs, les ferma d'un coup sec, le bruit devint acceptable et, doucement, l'appareil s'ébranla.
Et Lepoutre conclut, philosophe : « Si çui qu'avait inventé de dire « Merde » avait un brevet, qu'est-ce qu'il se tasserait comme pognon! »
Je m'attendais au mal de mer. Je ne l'eus pas du tout. Et je prenais déjà goût à ce genre de sport quand nous arrivâmes à hauteur de l'infanterie, qui nous attendait dans la plaine.
Les fantassins nous regardaient avec sympathie, tout en s'écartant respectueusement de notre direction.
Comme je jouissais du spectacle, et que je cherchais le moyen de faire savoir au public que j'étais à bord, chatouillé dans mon amour-propre et désireux d'avoir ma part du succès, j'entendis crier « Attention. » Et je n'avais pas eu le temps de me retourner que j'étais irrésistiblement projeté d'un bout à l'autre de l'appareil, pour me cramponner tant bien que mal au dos de Gorgit.
La voiture dégringolait, selon la loi de la chute des corps, et suivait de son mieux la direction du fil à plomb. Les hommes s'accrochaient aux parois, les casques frappaient les tôles, et Lepoutre criait : « Des gaz! des gaz! » tandis qu'un mitrailleur, témoin de ma dégringolade, éclatait d'un rire assez sot, en hurlant :
- Eh bien, ma Totoche, tu vas pas t'arrêter?
Et tous les hommes s'esclaffèrent de mon infortune.
Vexé, j'allais me remettre en position, quand l'appareil se redressant, je renouvelai ma glissade avec la même rapidité, mais en sens contraire, et ne m'arrêtai que par suite de ma rencontre brusque avec la porte où j'avais précédemment établi mon observatoire.
Après quoi, les choses rentrèrent dans l'ordre horizontal, qu'elles avaient un instant si fâcheusement quitté.
Je venais de franchir une tranchée.
La même surprise se renouvela quelques minutes plus tard, mais déjà moindre, car j'étais sur mes gardes, et ma glissade se termina sur un bidon d'essence qui n'était qu'à un mètre de moi.
J'avais mon plein sang-froid quand nous arrivâmes sur la troisième tranchée, et j'analysai le mécanisme du franchissement. En approchant du parapet, le dos du pilote révèle une certaine animation, le moteur ralentit, la voiture bascule, et tous les outils disponibles roulent à qui mieux mieux de l'arrière à l'avant, cependant que les hommes s'accrochent. Aussitôt que la chute s'achève, le mécanicien crie : « Des gaz! des gaz! » à pleins poumons, le pilote accuse l'embrayage, le moteur peine, les outils reviennent en vague de l'avant à l'arrière, et l'on arrive — quand on y arrive — sur le parados.
Je croyais avoir tout subi, quand une décharge retentit à côté de moi : c'était le tac-tac de la mitrailleuse. Je poussais déjà des cris de guerre, les narines dilatées à l'odeur de la poudre, et j'allais entraîner les hommes au carnage, lorsque Gorgit se retourna, furieux :
— Qui est-ce qui tire?... Nom de Dieu! Vous tirez sur les nôtres.
— C'est des fantassins.
— Justement : ils sont avec nous!
Après quoi nous tombâmes dans une ligne de fanions mollement agités par des hommes paisibles. Nous repartîmes en marche arrière. Il était temps : nous allions donner, tête baissée, dans un tir de barrage, que représentait cette ondulation d'étoffes multicolores.
— Avancez, mon lieutenant! J'en vois!
— Mais non : notre artillerie fait son barrage jusqu'à H + 30.
Le mitrailleur se contenta de cette réponse énigmatique, et se mit en devoir d'extirper une cartouche à blanc restée dans le canon.
— Mon lieutenant, c'est enrayé.
— Vous êtes toujours enrayé!
— J'ai pas mon tire-douilles. Ils m'ont pris le mien à la première batterie.
Nous fîmes tant et, si bien que le tir de barrage recula lentement et que les fanions allèrent s'agiter cinquante mètres plus loin.
Gorgit semblait préoccupé de voir son commandant de batterie, le sous-officier cherchait des ennemis à canonner, et le mitrailleur joyeux d'avoir réparé son enrayage, vérafiait sa pièce en fusillant à nouveau nos lignes de tirailleurs qui le regardaient faire avec indifférence.
— Mon lieutenant, il y a le commandant de batterie qui fait un signal.
— Lequel?
— Il a remué son fanion comme ça.
Il paraît qu'il n'avait pas remué son fanion « comme ça » , si bien que nous nous ralliâmes inopinément, et d'une manière au moins prématurée.
Mais personne ne s'en aperçut. Un homme, de l'extérieur, vint frapper à la porte : c'était la fin de la manœuvre.
Et je sautai à terre, suivant Gorgit, pour assister à la critique.
J'y appris, qu'en somme, la manœuvre s'était passée très convenablement, hormis quelques détails dont il est inutile de s'embarrasser dans une opération de grande envergure.
Tout au plus fut-il reproché à Gorgit de n'avoir pas tenu compte de certaines directives.
Gorgit ne s'en affecta pas démesurément. Il savait en effet ce qu'est une directive : un principe assez souple pour permettre de louer l'initiative, quand elle tourne bien, et de la condamner, quand elle tourne mal. 



CONTACT AVEC L'ÉTAT-MAJOR : UN INCIDENT 

J'en étais là de mon instruction quand un incident ridicule faillit briser ma carrière.
Partisan convaincu de la culture physique, j'avais communiqué ma foi sportive à un âne qu'avait amené là, je ne sais trop comment, la fortune des armes.
Cet âne, très jeune et très ardent, et qu'on appelait Pinard, excellait dans le jeu de la contre-attaque.
Quand, harcelé par mes aboiements, et las de fuir, il se retournait pour faire tête, il contre-attaquait avec une telle rapidité que je n'avais pas trop de toute ma vitesse pour regagner certaine clôture de fils de fer—limite pratique de son secteur — où j'arrivais à bout de souffle. Cet exercice est excellent : tous les muscles travaillent.
Or, un matin, comme je flânais sur la route, je vis un cheval venir à moi.
Je me proposai de tenter contre lui une de ces attaques brusquées qui nous divertissaient tant, Pinard et moi. Je m'embusquai derrière un taillis, et lorsque le cheval fut à ma hauteur, je lui bondis aux naseaux, en aboyant à pleine gorge.
Par malheur, je n'avais pas pris garde que ce cheval était surmonté d'une importante per-sonnalité militaire, que l'effet de surprise déporta vers l'avant.
Cette importante personnalité, par ailleurs favorable à la culture physique, prit fort mal mon intervention. (Tant il est vrai que les actes vont rarement d'accord avec les paroles.) Elle fit venir Gorgit, l'apostropha rudement, et donna l'ordre de m'exiler dans les vingt-quatre heures.
Gorgit, que cette décision peinait plus que je le n'aurais osé le croire, réunit un conseil de quelques amis pour discuter l'exécution de la sentence. Je ne me doutais pas de la place que je tenais dans tous les coeurs : aucun des conseillers ne chercha à me nuire, tous s'employèrent à me sauver.
Ils reconnaissaient cependant la gravité de mon acte : je m'étais affranchi de la voie hié-rarchique, en m'adressant directement à un général. Ma disparition devenait nécessaire, du moins fallait-il qu'un acte officiel en fournît la constatation.
Gorgit proposa de me camoufler - pour me rendre méconnaissable aux yeux de la police — et cette idée cocasse, que je n'aimais guère, aurait rallié tous les suffrages, si l'accord pu se faire sur le mode de camouflage.
Quelqu'un s'avisa, par bonheur, d'un procédé plus simple : on allait m'enterrer.
Du moins édifierait-on une tombe à mon nom, étant bien spécifié que je demeurerais à l'extérieur.
Le soir même, la chose était faite. Devant une baraque, entre des capucines et un plant de radis, un mausolée s'élevait.
Et je lus sur la croix : 
Requiescat in pace.
 CI-GîT
FRITZ
DIT TOTOCHE
BON FILS, BON ÉPOUX, BON PÈRE.

On me pria de m'asseoir à côté de ma tombe. Je le fis de bonne grâce, et me laissai photographier avec complaisance.
Les Pharaons et moi possédâmes, vivants, de magnifiques sépultures. Mais qui sait — tant ma carrière est aventureuse - si la destinée, qui m'a permis de m'asseoir sur ma tombe fleurie, m'accordera, le jour venu, quelques pelletées de terre pour couvrir ma carcasse?





DANS LE MONDE DES IDÉES 

Quelques jours s'écoulèrent, dont aucun bruit d'attaque ne vint troubler le cours.
Les repas — qui sont les réunions les plus favorables au développement de la pensée dans l'espèce humaine — conservaient leur allure normale. Chez les hommes, après avoir effleuré les questions alimentaires, la conversation gagnait les sphères de la stratégie, à la suite des critiques militaires et de leurs chroniques quotidiennes.
Devant la lenteur des opérations du front occidental, les espoirs se reportaient volontiers sur les fronts les plus excentriques, grâce à cette tendance qu'ont les meilleurs esprits à considérer comme facile la tâche du voisin — qui par malheur, et par définition, est précisément celle qui ne leur est pas confiée.
Après quoi les causeries, baissant d'un ton, revenaient à l'immédiat, pour aborder le sujet des permissions, étapes indispensables entre le moment présent et la paix future. 
Chez les officiers, la conversation présentait par instants une grande animation. Si vives que soient les discussions, elles n'étaient pas de nature à compromettre, hâtons-nous de le dire, l'union nécessaire à la défense du territoire. 
Un des thèmes les plus débattus, sans que j'en eusse jamais compris l'intérêt, était le rang qu'il fallait attribuer aux diverses armes dans le sport hippique.
L'artillerie et la cavalerie se prenaient à partie malgré d'utiles diversions du train des équipages, pendant que l'infanterie, qui saisissait mal le rôle du sport hippique dans la guerre moderne, profitait de l'émotion pour augmenter sa part distributive de bœuf aux cornichons.
L'artillerie d'assaut, en effet, est hétérogène, Elle présente un mélange de toutes les armes. Les officiers ont une vie commune et des uniformes différents. Il va de soi, que tous, des hommes aux officiers, n'en communient pas moins dans les mêmes pensées : la victoire et les permissions.
Aussi les rivalités d'armes n'interviennent-elles que comme un dérivatif, peut-être comme un stimulant. Elles élargissent l'esprit par des notions nouvelles.
J'appris ainsi (des lignes allemandes, je ne pouvais le savoir) que l'automobile avait sauvé verdun. Le rôle de l'infanterie et de l'artillerie apparaissait secondaire : ces deux armes n'ayant sauvé que les tranchées qui défendaient Verdun.
J'eus aussi des éclaircissements sur un point obscur, et qui me tourmentait : j'appris la déf-nition du devoir en temps de guerre.
Le devoir, c'est de rester où l'on se trouve.
Le fantassin, qui, miraculeusement sauf, après deux ou trois ans de guerre et quelques amochages, demande à passer dans les brancardiers, est flétri du qualificatif d'embusqué.
Fait au contraire tout son devoir le jeune homme chargé par un hasard malheureux d'opérer la liaison du Ministère des Inventions au Sous-Secrétariat des Réalisations, et qui reste inébranlable au poste en question.
Sans doute, observera-t-on, le devoir du premier est d'un accomplissement plus pénible que celui du second. Mais il est aisé de répondre à cette superficielle argumentation.
Dès lors qu' « il en faut partout », autant laisser aux tranchées ceux qui « en ont l'habitude » ; une telle existence dérouterait au contraire (le mot n'est pas trop fort) les guerriers, de longue date spécialisés, chargés du secteur compris entre le « front » et l'Opéra. 
Je me demandai si le devoir n'exigeait pas que je revinsse à l'infanterie, mais dispensé par ma qualité de prisonnier de faire la guerre, puisque « je me trouvais là » , je décidai, la conscience reposée, de rester à ma nouvelle arme. 
































dimanche 12 janvier 2020

Most wanted 2020 - avis de recherche

Voici le top 8 de nos ancêtres les plus recherchés :



MOST WANTED

Portrait robot de Duclos Cath. J. F.
(inspiré de La tête de jeune femme de Vinci) 


1 DUCLOS Catherine Jeanne Françoise, épouse de Jean Baptiste Emmanuel Pierre Leroux (1751-1803)
2 LEROUX Sophie Marie Catherine, profession couturière, fille de la n°1, 25 ans environ en 1803. Dernier domicile connu : 344 rue des filles-Dieu en 1803
3 LEROUX Melchior (Gaspard Balthazar) né le 31 mars 1748 à Evreux. Parti en 1792 avec le 1er bataillon de l'Eure participer aux guerres révolutionnaires, porté disparu, présumé prisonnier. Sans nouvelle de lui en 1795.
4 LEROUX Jean, 25 ans environ en 1747, à Turenne, probablement originaire de Paris. Ses parents sont également hautement recherchés.
5 DUFFIE Raoul Alexandre Auguste (né le 28/7/1894 à Saint-Cloud) : recherche de conjoint.
6 KROUP Alice Anna Joséphine, épouse DUFFIE.
7 DUFFIE Boris né en 1897 : en Russie en 1916
8 PERICOLE Pascale, épouse de LEROUX Jean, originaire de Brive la Gaillarde



FLASH  de dernière minute : DUCLOS Catherine Jeanne Françoise serait originaire de Mont Martre! elle y a été vue en 1773 !!!


Tout signalement est à faire à l'auteur de ce blog via le formulaire ci-contre.



http://eric-denis.wifeo.com/organisation-de-larmee-republicaine-pendant-la-revolution.php

jeudi 9 janvier 2020

Paris, Paris, ... juin 1848

horreurs

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6152725p/f54.item.r=%22clos%20saint-lazare%22

page 40
Dans le clos Saint-Lazare, un officier d'infanterie fait prisonnier par les insurgés, avait eu les deux poignets coupés; il était mort lentement par terre de ces affreuses mutilations. On avait aussi tranché les pieds d'un dragon et on l'avait placé mourant sur son cheval!


L'Opinion publique ajoutait encore, en parlant des insurgés du Panthéon : "Ils ont fait poser la tète des quatre officiers prisonniers sur un billot, et un homme déguisé en femme la leur a coupée avec une hache. Ils ont porté ces têtes au haut de la balustrade et les ont jetées, avec les épaulettes, dans la place. Dix-huit gardes mobiles faits prisonniers ont été enduits d'essence, et ces atroces cannibales voulaient y mettre le feu. Les femmes leur ont évité un supplice si féroce."



Duffié participa à l'assaut contre le clos Saint-Lazare.
Alphonse Tillier, alors âgé de 22 ans, blanchisseur fut inculpé pour insurrection puis libéré (site à consulter). Il s'agit d'Alphonse Tillier, cousin de Jean Baptiste Leroux-Dufié.
Combien d'autres ancêtres parisiens, parents ou relations, ont pris part aux événements de 1848?


Le texte ci-dessous de Gustave Geffroy est reproduit suite à sa lecture sur le site persee.fr :



LES JOURNÉES DE JUIN 1848
Les premiers tressaillements de la convulsion furent perceptibles aussitôt après la journée incertaine du 15 mai. Le 16, le club des Montagnards de Belleville commence à fondre des balles. Le 25, il y a grève des chapeliers, des boulangers, des tisseurs. Le 29, il y a une bagarre au clos Saint-Lazare. Les journaux montent leur ton à l'injure, dépravent leur polémique en calomnies. Les menaces des clubs répondent aux violences de la tribune parlementaire. Un banquet des pauvres est projeté, le Banquet à vingt-cinq centimes : du pain, du fromage et du vin, bus et mangés plaine Saint Denis. Il n'eut pas lieu, fixé d'abord au il juin, puis au 18 juin, puis au 14 juillet, mais les réunions qui le préparent, la souscription ouverte, les adhésions qui sont, au 8 juin, de 165.532, achèvent de surexciter l'opinion. La banlieue et la province, autour de Paris, manifestent leur impatience et leur enragement contre la capitale. Tout le monde attend les coups de fusils.
Ils vinrent, nombreux et effroyables. La vraie cause, le licenciement des Ateliers nationaux qui s'annonçait à travers les phrases perplexes des hommes d'Etat, qui se clamait par les voix démuselées de la haine, fait soulever les pavés et saisir les armes. Cent treize mille hommes sont à la veille de voir cesser l'apparence de travail dont ils vivent, la paye menue, strictement comptée, mais régulière, qui leur est allouée, et qu'ils peuvent rapporter au logis. Après cette halte faite dans la misère, cette habitude de croire au lendemain qu'ils viennent de prendre pendant deux mois, la vie de chômage et de hasard qu'ils ont en perspective leur apparaît lourde. Ils n'ont connu qu'un instant d'espoir, et ils vont le payer de leur vie.
La solution pacifique aurait été de patienter, de dissoudre lentement les Ateliers, de faire rentrer peu à peu cette armée menaçante dans le courant ordinaire de la vie. On crut un moment pouvoir tout résoudre ainsi. Mais les partis hostiles au socialisme et à la République ne l'entendirent pas de cette façon. Le ministre des Travaux publics, M. Trélat, et la Commission qu'il avait constituée, trouvèrent devant eux une sous-commission animée de l'esprit de M. de Falloux, qui empêcha toute mesure conciliatrice d'aboutir. A Paris et dans la banlieue, les mécontents commencent alors à s'attrouper, les chants colères à retentir, les pierres à être lancées sur les portes. Le 19 juin, on annonce la dissolution des Ateliers nationaux comme imminente, la foule se masse autour de l'Hôtel de ville. Le 21 juin, en effet, le Moniteur annonce que le lendemain, les ouvriers de dix-sept à vingt-cinq ans seront enrôlés dans l'armée ou dirigés sur la Sologne et autres départements. Ce fut ce dernier expédient qui exaspéra le plus les ouvriers parisiens. Tous ces hommes habitués au fin travail des doigts, devant un établi et un étau, se refusèrent à l'idée d'aller remuer des terres et tracer des routes dans un pays de marécages. Un des cris de l'insurrection fut: «On n'part pas! On n'part pas ! » Au soir où la solution décidée par la Commission exécutive est connue, la bataille désespérée est acceptée dans l'esprit de la masse ouvrière, et ceux qui affluent place de l'Hôtel-de-Ville se donnent rendez-vous pour le lendemain matin au Panthéon. Ce matin-là fut le matin du 22, la veille de la première des journées de Juin.
Des bandes au-dessus desquelles flottent des bannières passent en jetant la clameur de la Marseillaise et du Chant du Départ , s'arrêtent de chanter pour scander : On n'part pas! D'autres commencent à jeter au vent l'annonce fatidique d'un César: Napoléon ! nous l'aurons ! Deux cents hommes parcourent la rue Saint-Honoré ; cinq cents, le faubourg Saint-Antoine ; deux cents, les rues Saint-Victor et Saint-Jacques ; quinze cents vont vers le Luxembourg où siège la Commission exécutive, cinq délégués reçus par M. Marie sortent irrités de l'accueil qui leur est fait, et tous s'en retournent aux cris : Du pain! du travail ! ou du plomb ! Rien ne se passe au Panthéon ce matin-là, malgré le rendez-vous pris: on voit un seul homme au belvédère agitant un mouchoir au dessus de Paris. Il est arrêté par les gardes mobiles. Mais à 5 heures, sept cents hommes débouchent sur la place. A 7 heures, cinq mille hommes grouillent. A 10 heures, c'est la cohue innombrable, l'arrivée de dix mille hommes venus du faubourg Saint-Antoine, illuminant leur passage de la flamme des torches, épouvantant le Paris boutiquier de leur marche et de leurs cris. Un immense : Vive la République! salue leur entrée au carrefour. On se sépare en pleine nuit après avoir fait le serment de se battre et de mourir : les assises insurrectionnelles ont décidé les barricades pour le lendemain.
C'est à ce moment que le général Cavaignac entre définitivement en scène. Mais il y entre muet, fermé, masqué, avec l'attitude d'expectative de l'homme qui attend l'injonction du sort et le profit des événements. Ministre de la Guerre, il avait déjà refusé, comme ses collègues du ministère, de prendre l'engagement de se retirer avec la Commission exécutive, en cas d'une retraite collective. Sur deux tentatives qui furent essayées sur lui par la faction du Palais National, à savoir s'il accepterait les offres de pouvoir qui pourraient lui être faites, il répondit, une première fois, le 20 juin, qu'il ne repousserait pas ces offres, et une seconde fois, le 22 juin, qu'il recevrait le pouvoir. Les meneurs marchèrent sur cette indication. Leur première démarche auprès de la Commission exécutive obtint le commandement de toute la force armée pour le général.
Il se servit tout d'abord dece commandement pour rester passif. Il n'exécuta pas l'ordre de la Commission d'occuper la place du Panthéon, le 23, à 5 heures du matin. Il allégua plus tard une sorte de confusion, d'ailleurs possible, dans les instructions données. La foule se rassembla donc, et dès la matinée, les barricades commençaient à barrer les rues, de la porte Saint-Denis à l'Hôtel de ville. Au Conseil gouvernemental qui eut lieu, on pressa le général Cavaignac de prendre immédiatement les mesures préventives, de répandre ses troupes dans les quartiers agités, d'empêcher, rue par rue, la formation des barricades. On espérait encore tout arrêter, arriver à une conciliation. Ces mesures préventives pouvaient être prises à l'aide des quarante-trois mille hommes de troupes qui occupaient Paris et la banlieue: vingt-cinq mille soldats réguliers, quinze mille gardes mobiles, et à peu près trois mille gardes républicains. On pouvait, en tout cas, amoindrir, raccourcir singulièrement la bataille.
Le général se refusa à ce plan, affirma la nécessité d'attendre que le mouvement se fût étendu, et sa volonté de garder ses soldats, l'arme au pied, dans les Champs-Élysées, place de la Concorde, autour de l'Assemblée, jusqu'au moment favorable pour livrer bataille : les troupes concentrées à l'écart, l'insurrection laissée d'abord libre, puis écrasée. C'était abandonner une moitié de Paris à l'insurrection, permettre à celle-ci de grandir, de se fortifier, de devenir la formidable chose qu'elle allait être.
Le premier engagement eut lieu à l'entrée de la rue Saint-Denis : les insurgés d'une barricade et les gardes nationaux se fusillèrent. Neuf gardes nationaux furent tués. Ceux qui vinrent ensuite eurent douze tués, mais prirent la barricade et passèrent par les armes tous ceux qu'ils y trouvèrent, les femmes comme les hommes. Ce fut le commencement de la tragédie.
Sur la rive gauche, les barricades descendaient du Panthéon au pont Saint-Michel.
Le soir, les rôles distribués étaient tenus ; Paris divisé en régions de combat, des postes assignés aux généraux : au général Foucher, l'Assemblée nationale; au général Damesme, le Luxembourg et la rive gauche; au général Bedeau, l'Hôtel de ville; au général Grouchy, Montmartre ; au général Lamoricière, la ligne des boulevards, de la Madeleine au Château-d'Eau, et les faubourgs jusqu'aux barrières. Tous pourvus de troupes en quantité insuffisante.
A l'Assemblée, on ajournait le vote d'un crédit de six millions, demandé parle ministre des Travaux publics pour la construction du chemin de fer de Lyon à Chalon, M. de Falloux lisait le rapport de la Commission des Ateliers nationaux, concluant à la dis¬ solution dans trois jours, et 'au vote de trois millions de secours à domicile : à partager entre plus de cent mille hommes, soit à peu près vingt-cinq francs par tête. Lorsque cette solution fut connue dans le Paris insurgé, le désastre s'aggrava, les esprits chavirèrent définitivement dans la colère et le désespoir, le général Cavaignac restait impassible au milieu des objurgations, des. demandes de troupes. Il répondait que son plan s'exécutait et qu'il attendait des renforts. Ce jour-là, si la garde nationale, — qui fut d'ailleurs divisée, pendant tout le temps que dura la bataille, selon les quartiers et les classes, — si la garde nationale bourgeoise, un moment incertaine, n'avait pas marché sur les barricades, l'insurrection aurait pu devenir maîtresse de la ville. Dans cette journée du 23, la situation du corps d'armée du Château-d'Eau apparut au chef Lamoricière tellement précaire que Cavaignac, cette fois, n'hésita pas sur l'avis pressant qui lui arriva : non seulement il envoya du renfort, mais il partit lui-même, sous le fracas d'un orage de juin, à la tête de la colonne de sept bataillons, accompagné des représentants Lamartine, Jules Favre, du Ludre, Duclerc, Pierre Bonaparte, de Heeckeren, Prudhomme, Landrin, Tréveneuc. Il était 3 heures, il partait pour une demi-heure, il ne revint qu'à 10 heures du soir. Il trouva un faubourg du Temple formidable, fortifié de hautes barricades, contre les¬ quelles se brisèrent les gardes mobiles d'abord, et successivement les sept bataillons de troupes. Le canon même n'entama pas cette forteresse de pavés. Il fallut des bataillons nouveaux pour en finir et passer outre. Partout, rive gauche comme rive droite, on se battit jusqu'à la nuit. Lorsque l'ombre fut sur la ville, on s'arrêta pour respirer, pour panser les blessés, pour emporter les morts, pour remettre des pavés sur des pavés et refondre des balles. A l'Assemblée, séance de nuit, énervement, vaines paroles, travaux d'approche, coulisses parlementaires où la comédie politique devient sinistre par le fait de la tragédie du dehors.
Le lendemain 24, tout le Paris de l'Est et du Centre, le Paris de 4a pauvreté et du travail, depuis la Bastille et les Gobelins jus¬ qu'aux Halles et au Louvre, était bouleversé par la levée de pavés et l'entassement des voitures, des matériaux de tous genres, des madriers aux matelas, de tout ce qui peut créer la solidité de la construction, de tout ce qui peut servir à ouater la carcasse de la barricade, à amortir l'arrivée des boulets, à couper le sillage des balles. On comptait plus de quatre cents de ces barricades. Quatre cent quatorze, dit Hippolyte Castille, témoin oculaire, qui observa leur hauteur, dépassant parfois un premier étage, et leur savant agencement : angles, créneaux, fossés en contre-bas. Paris, barré dans sa largeur, toutes les rues populeuses de ses faubourgs conduisant de la circonférence des barrières à un centre qui était l'Hôtel de ville, se doublait ainsi d'une seconde ville, campement de pierre improvisé qui semblait un produit du sol, un bouillonnement pétrifié de la rue. Barrière des Martyrs, place Lafayette, clos Saint-Lazare, faubourg Saint Denis, faubourg Saint-Martin, rues Grange-aux-Belles, Courtille, faubourg du Temple, rues d'Angoulême, de Ménilmontant, du Chemin-Vert, des Amandiers, Popincourt, le faubourg Saint-Antoine, le Marais, le Temple, la Cité, le faubourg Saint-Jacques, rue Moufetard, Montagne Sainte
Geneviève, barrière des Gobelins ..... tels étaient les principales
voies et les principaux carrefours où s'amoncelaient les pavés et où claquaient les drapeaux de l'insurrection. Mais ce ne sont que les points de repère pour mesurer l'étendue d'un tel champ de bataille. Les rues, les passages qui reliaient entre elles les avenues principales de cette cité farouche, étaient en état de défense. L'obstruction complète : partout le tas de pierres, et partout l'insurgé qui veille.
Dès le matin du 24, dès l'aurore, la bataille recommence. C'est au bruit lointain des coups de feu que l'Assemblée proclame la déchéance de la Commission exécutive, met Paris en état de siège, concentre tous les pouvoirs entre les mains du général Cavaignac. Le chef militaire qui avait jusque là laissé l'insurrection s'étendre et qui parlait même de l'attirer hors Paris pour l'écraser en une bataille rangée, se réveille alors subitement de sa torpeur. Il supprime onze journaux qui auraient pu donner des comptes rendus véridiques du massacre, appelle des troupes nouvelles, invite à agir la garde nationale de province. Les proclamations diverses excitent les partisans de l'ordre établi, reprochent aux ouvriers de ne pas croire à la bonne volonté de l'Assemblée qui a adopté les conclusions de M. de Falloux, promet aux révoltés de les traiter en frères égarés auxquels la Patrie ouvrira les bras.
Les faits furent peu d'accord, comme il arrive d'habitude, avec la phraséologie. La bataille tourna en boucherie, la victoire en représailles. Sous l'influence de récits où s'égalaient l'affolement et le calcul, une atmosphère putride d'abattoir et de charnier humecta la ville, fit pourrir les consciences et se dépraver les instincts. On parlait de têtes coupées, alignées aux frontons de pavés des barricades, de balles mâchées et trempées dans le poison, équivalentes aux flèches des Caraïbes, de boissons empoisonnées versées aux gardes mobiles par des Furies perfides, de prisonniers enduits de poix et de résine, allumée comme des torches, sciés entre deux planches, de crânes employés comme lampions. La fureur montait à l'audition et à la lecture de telles horreurs, se propageait comme un incendie, envahissait la ville.
Des horreurs, on n'en avait pas encore vu, mais on allait en voir.
Le 25, un dimanche, jour de la Fête-Dieu, l'Assemblée vote les trois millions de secours extraordinaires aux indigents, les fameux trois millions pour une population de cent mille individus sans travail, les vingt-cinq francs par tête ! C'était tout ! Aucun avenir de travail, aucune possibilité d'assurer l'existence des vieux, des femmes, des enfants. L'annonce de cette fantaisie philanthropique se perdit dans le fracas de la bataille recommencée.
Ce jour-là fut le jour des exécutions sommaires, des prisonniers passés par les armes sans examen, sans juges, sans code. Ce fut le jour du meurtre du général Bréa qui avait franchi la barrière de Fontainebleau, à peine accompagné, se croyant suffisamment protégé par ses paroles de paix et son allure cordiale. Ce fut le jour de la mort de l'archevêque Affre, frappé d'une balle dans les reins au moment où il s'avançait, croyant à une accalmie, entre les soldats de la troupe et de la mobile massés à la Bastille et les insurgés retranchés dans le faubourg : un malentendu fit recommencer le feu, et c'est probablement la balle d'un soldat, non d'un insurgé, qui frappa le médiateur.
Au soir, l'insurrection était circonscrite au quartier du faubourg du Temple et au quartier Saint-Antoine, les barricades partout ailleurs tombées sous le canon après la résistance du désespoir.
•Le lundi 26, dans la matinée, tout était fini, le faubourg du Temple était pris, les soixante barricades du faubourg Saint-Antoine étaient prises. Le reste de la journée fut employé à fusiller les prisonniers.
On sait les endroits et les chiffres. La dénonciation fit rage, et ceux qui ne s'étaient pas battus se montrèrent les plus acharnés à la tuerie. Les prisonniers du sous-sol de l'Hôtel de ville, du caveau des Tuileries, furent tirés par les soupiraux, noyés dans le cloaque humide où ils étaient jetés, asphyxiés par l'odeur des excréments et des cadavres. Il en fut encore ainsi le 27, pendant la journée et pendant la nuit. La peine de mort en matière politique était rétablie. La statistique modérée de la répression compte douze mille morts, vingt-cinq mille arrestations.
La vieille médecine sociale, qui tire du sang aux peuples trop forts, enivrés de vie, désireux d'action, triomphait une fois de plus. Le malade anémié allait connaître la torpeur des longues convalescences, jusqu'à la suivante et fatale congestion. Le général qui avait été le praticien de l'opération, Cavaignac, morose et hanté, restait provisoirement au chevet de cette naïve République populaire, vidée de son sang et de son énergie.
Gustave Geffroy.