lundi 14 août 2017

[14-18] Les décorations rubans, rosettes et cravates (suite et fins)- Charles Chenu (1855-1933)

Trois écrits de Charles Chenu feront suite à son premier article :

LES DÉCORATIONS LETTRE AU DIRECTEUR DE « LA LIBERTÉ »
12 novembre.
Mon cher directeur, Vous voulez bien me communiquer la lettre d'un de vos lecteurs qui repousse l'idée d'établir, pour le port des insignes de la Légion d' honneur, une distinction au profit de ceux qui auront été décorés pour faits de guerre en 1914, et vous avez la courtoisie de me provoquer à une réponse.
A en juger par les lettres que j'ai reçues, votre correspondant est seul à demander le maintien du statu quo.
Si la Légion d'honneur était demeurée ce qu'elle fut dans l'esprit de son fondateur, si elle n'avait jamais été décernée que pour des mérites exceptionnels profitant au pays, il pourrait avoir raison. Mais, sans polémique, sans qu'il soit besoin d'évoquer le souvenir de certains scandales, il reconnaîtra avec moi, avec tous, que le ruban, détourné de sa destination première, a récompensé à profusion des services qui n'intéressaient ni de près, ni de loin, le salut ou la grandeur de la France. On s'en est à peu près accommodé.
Mais aujourd'hui c'est l'existence même de la nation qui est en cause. L'histoire universelle n'offre rien qui soit comparable à la guerre de 1914, ni pour l'énormité de l'enjeu, ni pour l'immensité des sacrifices consentis, ni pour la sublime émulation de dévouement et de courage entre nos combattants. Que fait-on?
La médaille militaire aux sous-officiers et soldats, la Légion d'honneur aux officiers : voilà l'héroïsme récompensé. Et c'est fort bien.
Ce qui l'est moins, c'est qu'avec son ruban rouge, le héros est élevé au même niveau qu'un sous-préfet qui a fait de bonnes élections, ou qu'un avocat qui a réussi. Si le sous-préfet et l'avocat sont des honnêtes gens, ils ne peuvent pas tolérer cette égalisation.
Votre lecteur paraît croire que je demande une Légion d' honneur civile pour les civils, une Légion d'honneur militaire pour les militaires. Ce n'est pas cela. Je voudrais qu'un signe visible permît de distinguer le ruban décerné pour faits de guerre de 1914. Je ne regarde ni l'homme, ni son habit; je vais au fait. Le maire de Reims, civil, aura ce signe. Tel brave homme d'officier, décoré à l'ancienneté, loin du feu, ne l'aura pas.
Pour le choix de ce signe, je suis sans amour-propre d'auteur. S'il en coûte trop aux légionnaires actuels de diminuer la largeur de leurs rubans, ajoutons à l'insigne des décorés pour faits de guerre de 1914 un chiffre, une étoile, une croix minuscules, ce qu'on voudra, pourvu que je puisse demain reconnaître au passage les plus glorieux entre les sauveurs de la Patrie.
C'est bien le moindre devoir de ceux qui ne risquent rien envers ceux qui risquent tout.
Je vous prie, mon cher Directeur, d'agréer l'assurance de mes meilleurs sentiments.
(La Liberté.)

LES DÉCORATIONS
AMENDEMENT
7 décembre 1914.
Un bel article de M. Maurice Barrès a donné un nouvel élan à la question des distinctions décernées pour faits de guerre en 1914. Ce m'est une occasion de revenir à la proposition relative aux croix de la Légion d'honneur données pour actions d'éclat au cours de la campagne actuelle et qu'il s'agirait par un signe quelconque de distinguer des croix antérieures. Le projet a suscité des mécontentements prévus que je persiste à négliger, mais a provoqué aussi des chagrins dignes d'égards.
Un receveur en retraite, sous-officier d'infanterie en 1870, amputé, m'écrit d'une plume irritée qu'il ne veut pas de discrédit pour son ruban rouge : « Ma croix vaut bien, dit-il, celles de mes jeunes camarades de 1914. »
Il a raison.
Plus calme, un ancien capitaine d'infanterie coloniale, réformé n° 1, écrit « qu'il a souffert et beaucoup, parfois solitairement, pour avoir le ruban rouge et qu'il craindrait d'avoir l'air d'avoir eu un faux courage, alors que seuls ceux de 1914 auraient eu le vrai»
Il a raison.
Sans doute, il n'est jamais entré dans ma pensée de discréditer les justes récompenses décernées à ces braves. Mais sous l'étreinte du drame immense et superbe où l'Europe est engagée, où s'absorbent depuis quatre mois toutes nos pensées, j'ai pu perdre de vue un principe auquel on me rappelle.
C'est que la gratitude de la France est à l'abri de toute prescription, que le temps ni la distance ne doivent avoir aucune prise sur elle et que l'égalité de traitement s'impose entre ceux qui aujourd'hui libèrent pied à pied le sol national et ceux qui eu 1870 l'ont défendu ou ceux qui, en Chine, au Tonkin, au Maroc, ont prodigué sur les champs de bataille leur bravoure et leur sang.
Je maintiens donc, mais j'amende.
Je maintiens, me sentant appuyé par une opinion presque unanime, que nous aurons après la paix l'impérieux besoin de saluer au passage les plus glorieux de nos héros.
Dieu seul à première vue reconnaît les siens.
N'ayant pas cette faculté, nous voulons qu'on nous aide et qu'on nous permette de distinguer entre les autres le décoré pour faits de guerre.
Est-ce rabaisser le mérite civil et disqualifier le ruban rouge qui l'a consacré? Eh non! ne me parlez plus de discrédit. Rien n'est plus à faire : tout est fait. Le discrédit est l'œuvre d'un passé où les complaisances, les faveurs, les concours politiques et électoraux se sont substitués au mérite, au point que, dans la hiérarchie de la Légion d'honneur, un fonctionnaire, disposant d'amitiés puissantes, précède souvent les plus illustres de nos savants, de nos hommes de lettres ou de nos artistes, sans que d'ailleurs ceuxci s'en plaignent.
Je ne porte donc nulle atteinte ni aux droits ni aux passe-droit en réclamant le signe distinctif pour faits de guerre. Reste à le créer. L'agrafe paraît, d'après la petite consultation qui m'est parvenue, réunir la pluralité des suffrages. Créons l'agrafe.
Nous ne ferons en cela que suivre l'exemple de nos amis les Russes, qui, pour certains de leurs ordres, ont la croix ordinaire, à laquelle s'ajoutent deux épées croisées, quand elle est donnée pour faits de guerre.
Et j'amende.
Cette agrafe, nous ne la donnerons pas seulement aux décorés de 1914; elle sera attribuée également aux rubans décernés pour tous faits de guerre antérieurs, dont la revue sera facile.
Mais c'est bien entendu; je le répéterai sans cesse, qu'il s'agisse de 1914 ou de toute autre année : Pour faits de guerre seulement, seulement, SEULEMENT. Vous devinez mes craintes.
(Le Gaulois.)

LES DÉCORATIONS NE PARONS PAS L'UNIFORME
13 décembre 1914.
J'entrais, il y a quelques jours, dans un restaurant des boulevards. A la table voisine de celle que j'allais prendre trois dîneurs étaient installés, dont un caporal en uniforme, portant sur sa tunique de fantassin le ruban et la croix de la Légion d'honneur. D'instinct, je me disposais à le saluer, sans le connaître. A la réflexion, je me suis méfié : j'ai simplement passé mon chapeau au garçon.
Je ne sais pas encore si j'ai eu tort.
Et si je ne le sais pas, c'est que beaucoup de mobilisés ont cru convenable de transporter de la jaquette à l'uniforme en y ajoutant croix ou palmes, le ruban rouge violet ou autre que leur avaient valu leurs mérites civils.
C'était leur droit. Ont-ils bien fait d'en user? Je pose la question.
Je ne blâme pas la pensée qui, sans doute, les a guidés. Heureux et fiers d'endosser l'uniforme, ils ont voulu l'honorer par une contribution personnelle et l'associer par la parure de leurs rubans à leurs efforts heureux et à leurs distinctions de la vie civile interrompue.
Je les comprends ; je sens autrement. On n'a pas à honorer ni à parer l'uniforme.
L'honneur ici, c'est l'uniformité ; la parure, c'est la simplicité. N'ajoutons à l'uniforme rien qui ne vienne de lui, qui n'ait été gagné par lui. Ne compromettons pas l'alignement, fût-ce de l'épaisseur d'un ruban ou d'une rosette, s'ils n'ont pas été conquis sous l'uniforme. Rien ne doit briller dans le rang que croix et médailles obtenues sous les armes. L'invisibilité est la règle : en y manquant, on attire à soi les balles des Boches ou les regards des badauds. C'est au moins inopportun.
La servitude militaire doit être absolue.
A cette condition, elle est grande et féconde.
Grande, parce qu'elle emporte le renoncement au plaisir, au bien-être, à toutes les petites satisfactions de la vie, et qu'elle va jusqu'à l'offre de la vie même. Féconde, parce qu'elle crée alors cette fraternité d'armes qui coule comme un grand fleuve limpide et pur d'un bout à l'autre du front de nos armées, qui se répand depuis quatre mois partout où l'on se bat et partout où l'on souffre, et qui, l'heure venue, balaiera de son irrésistible courant les petites intrigues, les mesquines rivalités, les habiles combinaisons de nos politiciens inquiets.
Acceptez cette servitude, vous tous qui portez l'uniforme. Acceptez-la sans un regret, sans un regard sur le passé. Il n' y a qu'une livrée qui soit glorieuse ; mais elle l'est plus que les habits les plus chamarrés.
C'est la livrée de France. Ne cherchez pas à l'embellir : c'est impossible. Vous risquez d'embarrasser vos chefs et d'en être gênés vous-mêmes.
Voyez au front.
Voyez ce général d'armée qui a revêtu la tunique du simple soldat et qui ne montre ni étoile ni plume blanche. Oserez-vous devant lui conserver votre gentil ruban?
Voyez à vos côtés ce camarade qui a quitté son établi d'ouvrier à l'heure où vous quittiez votre atelier d'artiste ou votre cabinet d'homme de lettres. Pour lui serrer la main un soir de bataille, pour l'embrasser s'il vous a sauvé la vie, ou plus simplement pour associer dans la familiarité du tutoiement vos aspirations, vos haines et vos espoirs, ne craignez-vous pas que ce morceau de soie ne fasse cloison entre vous?
Si vous le pensez avec moi, remisez discrètement votre ruban. Ne le montrez pas sur la ligne de feu, si ce n'est pas là que vous l'avez gagné. Montrez-le moins encore sur nos voies publiques, à moins qu'il ne soit retour des Flandres, d'Argonne ou des Vosges.
Vous le retrouverez après la guerre, et vous pourrez alors vous appliquer, si peu que ce soit, la parole d'un des personnages d'Alfred de Vigny : « Et moi aussi, j'ai fait abnégation. »
(Le Gaulois.)

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