dimanche 26 janvier 2020

Totoche (EDIT + 1 chapitre)

Premiers chapitres de Totoche :

TOTOCHE
PRISONNIER DE GUERRE
(journal d’un chien à bord d’un tank)

PRÉSENTATION

C'est en février 1917 que je fus fait prisonier par l'armée française.
Jusque-là, je servais dans les rangs de l'armée allemande, où l’on m’appelait Poilu. Du jour où, captif, je fus emmené par les troupes françaises, on me baptisa Fritz. Car c’est bien souvent la destinée des chiens qui combattent, de recevoir des noms empruntés à la langue des ennemis de leurs maîtres. Il en résulte pouir nous l'impression pénible d'être partout des étrangers, que protègent seulement les règles un peu flottantes du droit international.
Je dois dès maintenant - amené que je suis par les circonstances à rédiger mes mémoires sur le sol français – quelques éclaircissements au patriotism inquiet de mes lecteurs.
Il peut leur être déplaisant de lire la prose d’un chien qui n’est pas des leurs, s’ils doivent craindre, à tout instant, qu’il ne sente pas comme eux.
Aussi leur ferai-je remarquer que les sentiments des chiens, en matière de nationalités, n’ont pas l'absolutisme des sentiments humains. Quand nous nous employons à soutenir le moral d'une troupe, c'est souvent par pure occasion, et rien ne s'oppose à ce que nous remplissions un rôle analogue - si les événements  l'exigent - dans la tranchée adverse.
J'ai quelque répugnance à nous comparer à des mercenaires : ne puis-je pas toutefois revendiquer l'exemple de ces troupes suisses qui servaient les monarques les plus divers et les causes les plus opposées, pour le plaisir unique d'être belligérantes? Mais il faut observer, en ce qui les concerne, que ces expériences successives les ont assagies, et qu'elles se sont avisées, en définitive, des bienfaits de la neutralité.
Nous aussi, nous sommes neutres, mais nous aimons la guerre : nous sommes des neutres belligérants. Nous ne participons pas, d’une manière directe, aux aspirations nationales des hommes, et notre indépendance y gagne ce qu’y perd notre ambition.
On conçoit dès lors qu’un revirement puisse s’opérer loyalement dans nos opinions, pour peu qu’on nous éclaire. Je me suis éclairé.
 J’ai vu bien des hommes se tenir d'autant plus lourdement à une idée qu’ils l'avaient plus admise avec plus de légèreté. Ce n'est pas ma manière de faire.
Mon évolution s'est progressivement accomplie, sous l'effet d'influences diverses, d‘ordres psychologique,  matériel et moral.
Je m'appliquai, dès le début, à connaître mes vainqueurs.
Cette tâche me fut facilitée par l’habitude prise, aux armées, quand la guerre en laisse le loisir, de réunir, sous le nom de rapport, une assemblée générale dans chaque unité.
Nul n'ignore que les chiens ont coutume d'assister à toutes ces manifestations oratoires. Je ne crois pas, depuis que je me suis engagé, avoir manqué dix fois le rapport de compagnie : aucun chien, d’ailleurs, sauf cas de force majeure, ne se le serait permis.
Mais tandis que chez les Allemands, les chiens étaient tenus hors du carré formé par les hommes, je fus touché de la tradition française qui leur réserve une place au centre même de ce carré.
Dès le second jour - pourquoi cacherais-je la satisfaction d’amour-propre que je ressentis - je fus admis à me tenir, au rapport, devant le capitaine, et depuis, une d’honneur m'y fut toujours marquée.
J'ai même acquis le privilège de m’y asseoir, alors que les gradés, autour de moi, doivent demeurer debout.
J’adore ces manifestations de l'esprit militaire. J’estime qu'il n'est rien de tel pour établir le prestige d'un chef et pour tenir la troupe en main. De ma place, je m'accoutume à tous les visages, je connais toutes les attitudes et toutes les odeurs. Je me pique de discerner là, au premier coup d’œil, les bons et les mauvais soldats.
 Au début du rapport, un gradé pousse un cri bref, qui déclenche chez les hommes prodigieux fracas de talons. C'est ce bruyant entrechoquement des talons qu’on appelle la discipline. Lorsque les hommes ont des sabots, la discipline est magnifique.
Or ce fut là que j'observai le plus grand contraste entre les deus nations.
Les officiers allemands, quand le rapport nous réunissait, y parlaient fréquemment origines de la guerre, et nous démontraient que personne, en Allemagne n’avait voulu ce grand fléau.
Entre chiens, nous hochions la tête. J'avais là des anciens qui se piquaient d'avoir connu la douceur des casernes en temps de paix, et nul d'entre eux n'eût souhaité pareil cataclysme, qui rend les ravitaillements incertains, quand il n'aboutit pas à l'enterrement pur et simple des détritus de nos cuisines.
En France, je n'entendis pas parler de ces causes premières.
Lorsqu'on avait appris aux hommes qu'un des leurs était puni pour avoir fabriqué des coupe-papier avec des balles, ou pour avoir fait passer un courant électrique dans la serrure d'une porte, et de là, dans la main d'un officier supérieur, il semblait que l’intérêt  de la journée fût épuisé pour eux. Et j'aurais tenu ce silence sur les origines de la guerre pour l'aveu d'une responsabilité, si je n’avais découvert que les Français n'en disaient rien parce qu'ayant  été attaqués, ils croyaient inutile de se demander s'ils n’étaient pas les agresseurs.
D'autres considérations m'amenèrent à m'attacher davantage à la cause de mes vainqueurs.
Ils témoignèrent vis-à-vis de moi, dès le début de ma captivité, d’une confiance qui sut m’émouvoir.
Je fus, le second jour, prisonnier sur parole : c’est-à--dire qu'on ôta de mon cou la ficelle déshonorante qui nuisait à la spontanéité de mon affection, et je me gardai de manquer jamais aux conditions tacites auxquelles, de gaîté de cœur, j’avais immédiatement souscrit.
J’eus alors l’impression d’une vie libre et nouvelle. Mes allées et venues ne connurent plus d’entraves.
J'avais craint, comme prisonnier, d'être employé aux travaux des champs, et les chiens savent qu'à la campagne la viande est une rareté. Or je fus attaché au service d'un officier, ce qui me parut d'excellent augure.
Les événements postérieurs ne m'ont pas déçu. Je n’ignore plus rien aujourd'hui des services de ravitaillement. J'entretiens des relations suivies avec le caporal d’ordinaire. Je veille, de ma personne, à toutes les distributions, ce qui me permet de savoir où je devrai plus tard chercher les bons morceaux, et j’émarge à toutes les tables.
Ces détails ont leur importance. Le premier devoir d'un chef est de nourrir ses hommmes : une troupe mal nourrie est une troupe vaincue.
Mais il a d’autres devoirs à remplir : il doit savoir parler à ceux qu'il commande. Et mes vainqueurs surent mes parler.
Je ne veux pas faire allusion à cette langue  internationale, bonne au plus pour chiens arriérés, et qui consiste à doubler les syllables des mots.
Ce n'est pas parce qu'on m'aura dit : « Où qu'il est le tit chien-chien qui fait des li-liches aux nei-neilles de son maî-maître ? » que ces puérilités auront agi sur moi.
Mes maîtres firent mieux.
Au bout de quelques semaines, le nom de Fritz, symbole de ma captivité, fut abandonné, et je fus, de but en blanc, surnommé Totoche. J’aimai tout de suite omn nouveau nom. Je l'aime toujours : je lui trouve des qualités bien françaises de gaîté, d'entrain, et même une certaine pointe de parisianisme.
Il ne serait pas tout à fait exact de dire que je réponds au nom de Totoche : mais je ne répondais guère, autrefois, à ceux de Fritz ou de Poilu. Une longue carrière de crapouilleur m’a durci l’oreille, ce qui me dispense, honnêtement, de me rendre à tous les appels.
Et puis, ma vie de combattant m’a donné des habitudes d’indépendance. J’attends, pour obéir, d’être sûr de servir un intérêt général : je ne crois pas devoir m’inquiéter des fantaisies individuelles.
Un règlement bien compris doit laisser place à l’initiative de chacun, développer les personnalités et les utiliser, non pas les comprimer.
Et j’ai ma personnalité.
Je suis Totoche, prisonnier de guerre…






COMMENT JE FUS FAIT PRISONNIER

Ma capture se rattache – j’en ai quelque fierté –à de grandes opérations militaires.
Malgré l'estime que j’ai pu concevoir pour mes vainqueurs (au point de  combattre, plus tard, de leur côté), j’aurais ressenti une certaine humiliation à me voir pris au cours d'un coup de main quelconque, digne à peine du communiqué.
Or, en février 1917 , eut lieu le recul du génial Hindenburg.
On nous avait bien prévenus, au rapport, des intentions du commandement. On nous avait bien mis en garde contre les dangers de la captivité. Nous savions d’ailleurs que les Français brûlent vifs leurs prisonniers, ce qui rendait superflues de pareilles recommandations.
Toutefois, j’avis déjà, dans les premiers mois de la guerre, été témoins d’un recul stratégique. Je savais par expérience combien un tel recul nuit au ravitaillement, mais j’en étais revenu. Et puis, un recul génial doit comporter une sécurité plus grande qu’un recul stratégique : ou bien il serait inutile qu’il fût génial.
Je fus avisé qu’une arrière-garde aurait à maintenir le contact avec l’ennemi, pour masquer le départ du gros.
Ma place était indiquée : je partis avec l’arrière-garde.
Ce fut alors que ce produisit dans la manœuvre allemande une faute impardonnable. Dans la nuit, alors que, m’étant relevé de mes fonctions de guetteur, je sommeillais dans un abri, l’arrière-garde se replia génialement, en oubliant de me prevenir.
Quand je me réveillai, les Français tenaient la tranchée…
Je craignis d’abord que mon défaut d’uniforme ne me fit juger avec la dernière rigueur. Mais je m’avisai soudain que cette particularité, qui pouvait me perdre, était en même temps une chance de salut, puisque rien n’indiquait dans ma personne quelle était ta nation dont je servais la cause. Ne pouvais-je pas, au besoin, passer pour un simple civil, attiré sur les lieux par la nouveauté du spectacle ?
Je pris donc le parti de trottiner dans les boyayx, de l’air le plus naturel du monde, le regard candide, le nez à terre, la queue au ciel, et l'oreille droite rejetée négligemment en arrière, comme il m'arrive de faire à mes heures de laisser-aller.
Fait incroyable, je vécus ainsi deux jours sans éveiller autour de moi la moindre défiance.
Mais un matin, tandis que je poussais une reconnaissance vers l’arrière des lignes françaises, je me trouvai soudain nez à nez, au détour d'un boyau, avec un homme étrange, qui s’écria en m’apercevant : « Tien ! un Boche! ».
Je n’ai jamais su à quel signe il avait découvert ma nationalité. Je pensai moi-même : « Tiens ! un Américain ! » car cet homme avait un visage glabre et la mâchoire volontaire qu’ont les Américains du Simplicissimus, la structure athlétique d’un champion de base-ball, et les lorgnons intelligents du président Wilson. Il n’en était pas moins Français de bonne souche, comme beaucoup d'autres Américains de sa société.
Je conçus, de ce jour, un doute sur la sincérité des caricaturistes.
Quoi qu'il en soit, je fus, en un clin d’œil, entouré, et je m’acheminai, la corde au cou, vers la zone de l'intérieur.
Et soudain, je tremblai d’avoir été pris par des francs-tireurs.
Ceux qui m’entraînaient possédaient les accoutrements les plus singuliers. Ils étaient, en général, vêtus d’une sorte de grosse toile khaki et d'un veston bleu ciel bourré de mouton blanc.
Je tentai de me rassurer en me disant que des députés ou des journalistes – j’en avais vu dans les lignes allemandes – pouvaient seuls avoir l’idée d’un pareil équipement.
Mais, à la première halte que nous fîmes, mon inquiétude redoubla.
Comme mon guide s’asseyait, j’aperçus à son ceinturon, dans l’entre-baillement du veston bleu ciel, un couteau d’égorgeur, et je frémis en lisant sur la poignée ces mots qui jetaient une lueur sinistre sur ma destinée : « Le vengeur de 1870. »
Je cherchai bien à me rassurer en me disant que si je n'avais pas voulu cette guerre, j’étais bien plus irresponsable encore d’une guerre si reculée. Je n'en baissais pas moins la queue, d’instinct, en signe de soumission.
Il ne semblait pas, d’ailleurs, que mes vainqueurs fussent disposés à venger sur moi l’outrage de 70. L’un d’eux pourtant dégaina si brusquement que je fermai les yeux… Lorsque, ne sentant rien venir, je hasardai un regard, je vis l'égorgeur qui, d'un air pacifique, décrottait ses bottes avec son couteau.
Je ne crois pas que ces glaives aient, par la suite, accompli de plus grands exploits. Les projets de vengeance, pour l'instant, semblaient écartés.
Comme nous arrivions dans un ravin, je fus frappé d'un spectacle étrange : mes vainqueurs étaient venus là dans des voitures aux couleurs criardes, aux silhouettes bizarres. Et je compris soudain que j’avais devant moi ces engins mystérieux qu’on appelait des tanks.
J’allais les examiner quand une vieille paysanne s’arrêta devant eux, et demanda au lieutenant Gorgit, à la personne de qui j’étais attaché (d’un peu plus près alors que je n’aurais voulu) :
- C’est-il donc ça ces machines infernales ?
- C'est ça.
- Ainsi !... Et c’est-il qu’il fait chaud là dedans?
- Soixante-dix degrés.
- Ainsi donc!... Et ça va-t-il vite comme une auto?
- Plus vite, à cause des chenilles.
- Et comment que vous tirez, là dedans?
- On tire dans le tas.
- Ainsi voyez donc !... Il y a le père Tissier qu’en a vu un, le père Tissier, à Bourdenval… Qui qu’a le bureau de tabac, près de la place. Il dit comme ça que ça renverse les maisons, qu’il dit.
- Bien sûr. Nous en avons renversé une pour venir, une maous... Vous aprlez d’une dégringolade!...
- Ainsi !.. Et il dit qu’on vous a fait jurer de vous faire sauter si vous étiez pris, qu’il dit ?
- Tout le monde a juré. On appuie sur ce bouton-là. Boum, ça y est.
- Les pauvres enfants ! … Et vous allez-t-il pas tuer les nôtres, en sautant comme ça ?
- Non, non ! C’est calculé : ça éclate en avant.
- Par où donc que vous respirez ? c’est-il que vous ouvrez les portes.
- On ne peut pas. Elles sont fermées.
- Fermées ?
- Par le général, le matin de l’attaque. Et il garde la clé pour rouvrir le soir.
- Si c’est pas malheureux !... Et ça sera-t-il bientôt fini, c’te guerre ?
- Peut-être plus vite qu’on ne croit.
- Parce qu’il y a le père Tissier qui disait comme ça…

Mais ici le dialogue dévia vers des stylets dénués de tout interêt. Je veux dire qu'il aborda le domaine agricole et le domaine économique, questions dont j'estime - et tous les guerriers avec moi - que ne doit s'embarrasser en aucun cas l'esprit d’un vrai militaire.







JE SUIS DANS LES TANKS

Ainsi, ma situation se définissait : j'étais le prisonnier d'un équipage de tanks.
Une chose m'avait frappé : la désinvolture avec laquelle Gorgit avait documenté la vieille paysanne, sans s'inquiéter des conséquences d'un tel bavardage.
Cette confiance accordée à l'élément civil allait à l'encontre de mes idées.
Car les tanks, à l'époque, étaient des nouveautés.
Mes vainqueurs étaient venus là pour "pousser " les Allemands, et n'avaient pas trouvé l'occasion de donner.
Ils étaient venus, n'avaient rien vu et avaient vaincu, ce que César n'avait pu faire en son meilleur jour.
Il en résultait pour les équipages un double état d'âme : la collectivité déplorait hautement de n'avoir pas donné de coups, et les individus se félicitaient intérieurement de n'en avoir pas reçu.
Mais tel est le moral des troupes que lorsqu'il fut certain que nous quittions le front, il n'y avait plus qu'un sentiment : le regret de n'avoir pas remporté l'écrasante victoire dont la certitude s'imposait alors aux plus pessimistes.
Je ne voudrais pas, conscient de mes devoirs, affaiblir la défense nationale par d'imprudentes révélations. Le souci de la vérité doit avoir pour limite les nécessités stratégiques. J'essaierai de ne pas franchir cette limite en ajoutant, aux détails techniques donnés par Gorgit, un tableau de mon cru.
L'extérieur d'un tank — il s'est modifié depuis — présentait un amalgame hurlant de couleurs vives. C'était le résultat d'un travail spécial, appelé camouflage. Je ne suis pas sûr, aujourd'hui encore, d'en avoir bien saisi la portée militaire.
J'imagine qu'on s'était proposé, par l'éclat des peintures, d'attirer l'attention de l'ennemi de telle sorte qu'elle se détournerait instantanément de l'action principale.
Les Allemands, d'autre part, se disait-on, après un temps de réflexion, n'admettraient pas que des combattants se fussent affublés de la sorte, et croyant qu'on cherchait à leur faire user, sur de faux objectifs, d'inutiles obus, ne donneraient pas dans ce piège grossier.
Ce calcul était trop subtil pour le champ de bataille.
Là-bas, si l'on aperçoit un homme, vêtu de rouge, dans les lignes ennemies, on tire aussitôt sur lui, et l'on se demande ensuite  si l'on n'a rien de mieux à faire — pourquoi cet idiot-là s'est foutu en rouge.
Mais laissons cette question — à laquelle des spécialistes ont donné par la suite une solution plus heureuse — pour aborder le dessin lui-même.
Imaginez une limousine, dont les roues avant soient rattachées aux roues arrière par un long ruban métallique, la chenille.
Blindez la carrosserie — et supprimez les sièges.
Entassez-y des hommes, des armes, des munitions. Chauffez fortement; parfumez aux vapeurs d'essence; faites du bruit; bandez les yeux du personnel, et lancez le tout au hasard : vous avez devant vous un tank en action.
J'en eus une première idée quand nous nous mîmes en marche pour regagner le train qui devait nous ramener à notre camp. Car les tanks, comme les chevaux de course, ne doivent pas s'épuiser en efforts vulgaires, et se font transporter sur le terrain de leurs exploits.
Nous arrivâmes à petite allure (et non pas, ô vieille paysanne, " plus vite qu'une auto, à cause des chenilles ") dans un cantonnement d'infanterie.
Ce fut, en passant, l'occasion d'admirer la méthode qui préside à l'entraînement des splen-dides fantassins.
Là, point de cette chaleur nocive, évocation dangereuse des douceurs du foyer : une large et vaste aération conforme au principe hygiénique de la vie au grand air.
Point de ces lits où s'amollit le corps du guerrier, dont on doit écarter les charmantes et (qui sait?) libidineuses souvenances : le minimum de paille nécessaire à la culture du toto, insecte accommodant, qui se contente de peu.
Enfin une proximité suffisante de la ligne de feu pour éviter au soldat l'illusion énervante, et prématurée, d'une paix universelle.
J'ai souvent entendu dire, à de joyeux "arriéristes" : "Vous du moins, au front, vous ne manquez de rien." Ce n'est pas tout à fait exact. Il nous manque une distraction : celle de vous y voir.
Le soir venu, nous embarquâmes. Les tanks, en bagages complaisants, se chargèrent d'eux-mêmes.
Après quoi, nous primes place dans nos compartiments.
Le principe d'aération, que je venais d'observer ailleurs, était respecté là jusqu'à l'abus.
Quelqu'un déclara :
— Ça va : il y a le chauffage central.
Je connais mal ce procédé, dont, j'entendais le nom pour la première fois. Mais je n'hésite pas à déclarer qu'un tel mode de chauffage est tout à fait insuffisant.
Et ce fut gelé de tous les membres que je sautai du train, le matin, lorsqu'il s'arrêta.
J'étais au camp des tanks. 





AUX ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE


 Qu'on veuille excuser le désordre que j'apporte au récit de mes premières impressions : ce désordre est un peu l'image de mon état d'âme à cette époque.
Il faut songer, pour me comprendre, aux tranformations précipitées qui s'étaient opérées dans mon existence.
J'avais été, jusque-là, un chien de tranchées, pour lequel rien ne comptait, hors de son secteur. Et je savais le mien, comme nul plan directeur ne l'avait connu. Je savais les carrefours marmités, les bons et les mauvais boyaux, la profondeur des abris. Je m'étais fait une vie dans ce coin de terre, et les événements du dehors ne me touchaient guère.
Sans doute aspirais-je à la paix. Mais d'autre part elle me faisait peur, comme un état nouveau auquel je devrais m'adapter un jour, où ma carrière de chien serait à recommencer.
Je vivais dans le provisoire, comme le font les gouvernements, et je glissais insensiblement à l'idée que ce provisoire pût devenir définitif.
Et voilà que, bouleversant ma paresse d'esprit, on m'arrachait à ma destinée; je voyais des visages inconnus; j'étais affecté à une arme nouvelle; de libre, je devenais prisonnier; d'une terre d'Empire, je passais sur une terre républicaine.
Que mes lecteurs ne frémissent pas d'une vaine inquiétude : cette période n'est pas destinée à m'amener doucement aux spéculations politiques. La forme des gouvernements ne m'intéresse guère : la place des chiens est la même sous tous les régimes.
De minimis non curat prætor : le gouvernement ne s'occupe pas des chiens, qui ne sont pas électeurs. Et partout, pour nous, il en va de même: nous subissons la laisse pour avoir la pâtée. L'immédiat seul est de notre ressort, et notre secteur seul doit nous intéresser. Or, j'avais un nouveau secteur; j'avais un camp.
Un camp est un grand espace où les civils cherchent à entrer, et d'où les militaires cherchent à sortir.
Pour parer à ces deux tendances, l'autorité clôture le camp. Ce système de fermeture comprend deux éléments : des fils de fer et des portes.
Mais comme les portes sont gardées par des sentinelles, qui ont toujours des questions à poser, et comme les fils de fer ne demandent rien, le mode d'accès normal est constitué par les fils de fer, où les portes seules forment, de-ci de-là, des obstacles infranchissables.
Les habitations sont des baraques en planches. Le règlement prescrit d'en tapisser l'intérieur du plus grand nombre possible de portraits de femmes ôtant leurs bas, soulevant leurs chemises ou tâtant leurs seins.
Dans les baraques des hommes, ces gravures sont généralement accompagnées de vers des plus grands poètes : 

Comme à son nid une hirondelle,
Mon coeur au tien reste fidèle.
ou : 

Que ce muguet vous porte chance :
Il fut cueilli par l'espérance.

Tandis que chez les officiers, les femmes se contentent de retirer le plus de linge possible, sans aucun commentaire.
Je ne me charge pas d'expliquer cette différence sentimentale.
Le seul inconvénient d'une telle habitation, c'est l'impossibilité d'y trouver une heure de solitude. On imagine difficilement le nombre d'interrupteurs qui peuvent s'employer à troubler le travail d'un chien rédigeant ses mémoires dans une de ces baraques.
Le camp proprement dit comprend un grand plateau rigoureusement nu, dont le sol est coupé par un système de tranchées, de boyaux, de fils de fer et de trous d'obus.
On y réserve, dernière touffe de cheveux sur un crâne dégarni, une houppe de petits bou-leaux. Cette houppe est indispensable à la stratégie : elle constitue, selon les manœuvres, un masque ou un abri.
Les conventions exigent que les percutants ne puissent démolir un tank caché à cet endroit, ce qui est parfaitement admissible puisqu'elles veulent aussi que les percutants soient représentés par des fanions, dont l'action sur les blindages est sans portée pratique. C'est l'ensemble formé par la plaine et les trois bouleaux qui constitue le terrain de manoeuvre. 





CULTURE PHYSIQUE 

Je m'imaginais, au lendemain de mon arrivée, participer à une manoeuvre. Il n'en fut rien. Avant d'être en mesure de supporter une telle fatigue, il convient de devenir un athlète complet.
Un athlète complet est un homme incomplètement habillé qui tourne autour d'un sifflet tenu par un instructeur.
Ce dernier, contraint à l'immobilité, perdrait toute valeur athlétique si l'on n'avait songé à le munir d'un sifflet à l'aide duquel il développe, durant toute la reprise, ses qualités de souffle.
Gorgit étant chargé, à son groupe, du rôle d'instructeur, je crus pouvoir, pour la première fois, m'asseoir à côté de lui, de manière à me faire une idée de la méthode suivie.
A chaque coup de sifflet les athlètes complets exécutaient un mouvement d'ensemble.
Tantôt ils couraient, tantôt ils sautaient, tantôt ils lançaient des pierres, exercice dangereux pour les chiens qui les encourageaient. Je ne me doutais pas combien les hommes peuvent avoir de peine à exécuter certains mouvements que j'accomplissais, dès l'enfance, comme les plus naturels.
Il est presque pénible de ls voir s'efforcer à la marche à quatre pattes, tant on voit que 1a civilisation les a déshabitués de l'usage courant des membres antérieurs.
A parler franc, ils sont risibles. Mais je fus plus surpris encore quand, sur un coup de sifflet suivi du commandement : "Mouvements respiratoires", je les vis lever les bras au ciel d'un commun accord.
Je désapprouve nettement cet exercice au point de vue militaire. Il me paraît dangereux d'habituer les hommes à faire le geste de se rendre en masse : je l'ai vu faire dans les rangs de mes précédents maîtres par des hommes qui n'avaient reçu aucune éducation spéciale à cet égard, et qui s'en sont tirés, du premier coup, à leur avantage.
Je fus frappé, d'autre part, de voir le nombre d'accidents qu'entraînait la formation des athlètes complets. Pas de jour que des hommes ne demandassent à être exempté de gymnastique, parce qu'ils étaient victimes de foulures, de hernies, ou de maux variés.
Mais leur moral était si grand qu'on les voyait, une heure plus tard, se ruer sur un foot-ball auquel ils dispensaient des coups de pied splendides, et nulle contraction du visage ne révélait les souffrances que leurs foulures, évidemment, ne manquaient pas de leur causer.
La gymnastique me semblant un peu monotone, je résolus aussitôt de me mettre au foot-ball, que je devinais devoir être le sport le plus passionnant.
Je n'eus pas le loisir, hélas! de terminer la première mi-temps. Soit que l'équipe dans laquelle je me rangeai fût au complet, soit hostilité pour les débutants, je fus accueilli par une bordée d'injures ignobles, je fus accusé de "garder le ballon" et je ne le gardai pas longtemps, je vous prie de le croire.
Un coup de pied dans la mâchoire m'envoya chanceler dans l'herbe, et je regagnai doucement ma baraque, en me promettant de chercher un sport plus compatible avec mes moyens.
Une balle de tennis, bientôt, m'en fournit l'occasion.
Elle devint la base de mes plaisirs et de mes distractions, et je lui dois d'être devenu l'admirable athlète dont mon groupe a, depuis, eu lieu de s'enorgueillir. 




MA PREMIERE MANŒUVRE 

Il me faut, avant d'aborder le récit d'une manœuvre, faire deux remarques : la première concernant le nom de l'engin dont je vais parler, la seconde ayant trait aux caractéristiques réelles dudit engin.
L'arme à laquelle je suis affecté s'appelle l'artillerie d'assaut, ou A. S., ce que certains traduisent par « arme spéciale » et de mauvais esprits par « artillerie sacrifiée » .
Dans l'arme, les appareils sont appelés des chars.
Exemple : « Y a encore un c.. qu'a bouzillé mon char. »
En permission, ils s'appellent des tanks.
Exemple classique : «Je suis dans les tanks.»
Un sur trois des hommes qui disent : « Je suis dans les tanks » monte à bord d'un char. Les deux autres l'encouragent, dans des services utiles, souvent exposés, mais ne combattant pas.
Je crois donc comprendre que le mot « tank » est d'une acception plus large et plus hospitalière que le mot char, puisque si quelques-uns sont « dans leur char », tout le monde est « dans les tanks ».
Nous admettons toutefois, pour la facilité du récit, que ces deux noms se correspondent.
La seconde remarque qui s'impose ici porte sur les données techniques fournies, au front, à la vieille paysanne. Je me suis aperçu, par la suite, qu'il ne fallait les accepter qu'avec quelques réserves. Il fait chaud dans un char, mais, en hiver, le thermomètre le plus fanfaron y dépasse rarement 40 degrés.
L'appareil ne grimpe pas le long des murs avec la même aisance que l'escargot, mais il le bat nettement en plat. Toutefois, sa vitesse ne lui permet pas d'inquiéter sérieusement les voitures de course.
Il renverse difficilement un chêne de six mètres de tour.
Je n'ai pas vu fonctionner le contact électrique qui pulvérise automatiquement le char dès qu'il est cerné par l'ennemi, et je n'ai pas vu venir, avant de combattre, le général teneur de clés chargé de nous enfermer.
Ces observations faites, le lecteur me suivra plus facilement, j'imagine, dans la relation de la première manœuvre à laquelle j'ai participé. 
Donc, un matin, Gorgit, estimant suffisante ma culture physique, me fitmonter à bord de son appareil. Je sautai joyeusement dans « Boîte de Singe » , le tank de Gorgit, alors qu'il s'occupait de le mettre en marche. Je choisis ma place sans hésitation. Il n'y a en effet dans un char que deux places nettement définies : celle du conducteur, qui est à l'avant, et celle du chien, qui se trouve à côté de la porte arrière.
Le reste de l'équipage est libre de s'asseoir ou de s'accroupir au petit bonheur.
Je commençai par ne rien voir. Mais je trouvai bientôt un regard percé dans le blindage, et j'y collai mon œil, pour ne rien perdre de la manœuvre.
Au bout de quelque temps, surpris de ni pas sentir le moindre cahot, mais entendant un bruit étrange persister à l'avant, je me retournai : je découvris alors que nous n'étions pas partis, et que Gorgit s'efforçait toujours de mettre le moteur en marche.
Cette opération compliquée semblait exiger un certain nombre de formalités, auxquelles le conducteur essayait de se conformer, tandis que l'équipage, mollement accroupi, le regardait avec intérêt. Lepoutre, le mécanicien, couché sur le moteur, veillait au respect des rites.
- Le déclic, mon lieutenant. 
- Les dégommeurs.
- C'est drôle. Il devrait partir. Il est parti du premier coup il y a une demi-heure.
Car les moteurs, qui partent si difficilement au moment voulu, sont toujours partis « du pre-mier coup tout à l'heure », au moment où leur départ était dénué de tout intérêt.
- Allez-y fort. Y a pas de danger.
Gorgit y allait fort : il n'y avait aucun danger, semblait-il en effet, que le moteur se mît en marche.
Alors Gorgit se redressa, essuya son lorgnon, prononça « Merde » d'un ton désolé, tira sur son levier une fois encore, et tout se mit à pétarader si brusquement que je ne sus où me sauver.
Lepoutre se jeta sur les dégommeurs, les ferma d'un coup sec, le bruit devint acceptable et, doucement, l'appareil s'ébranla.
Et Lepoutre conclut, philosophe : « Si çui qu'avait inventé de dire « Merde » avait un brevet, qu'est-ce qu'il se tasserait comme pognon! »
Je m'attendais au mal de mer. Je ne l'eus pas du tout. Et je prenais déjà goût à ce genre de sport quand nous arrivâmes à hauteur de l'infanterie, qui nous attendait dans la plaine.
Les fantassins nous regardaient avec sympathie, tout en s'écartant respectueusement de notre direction.
Comme je jouissais du spectacle, et que je cherchais le moyen de faire savoir au public que j'étais à bord, chatouillé dans mon amour-propre et désireux d'avoir ma part du succès, j'entendis crier « Attention. » Et je n'avais pas eu le temps de me retourner que j'étais irrésistiblement projeté d'un bout à l'autre de l'appareil, pour me cramponner tant bien que mal au dos de Gorgit.
La voiture dégringolait, selon la loi de la chute des corps, et suivait de son mieux la direction du fil à plomb. Les hommes s'accrochaient aux parois, les casques frappaient les tôles, et Lepoutre criait : « Des gaz! des gaz! » tandis qu'un mitrailleur, témoin de ma dégringolade, éclatait d'un rire assez sot, en hurlant :
- Eh bien, ma Totoche, tu vas pas t'arrêter?
Et tous les hommes s'esclaffèrent de mon infortune.
Vexé, j'allais me remettre en position, quand l'appareil se redressant, je renouvelai ma glissade avec la même rapidité, mais en sens contraire, et ne m'arrêtai que par suite de ma rencontre brusque avec la porte où j'avais précédemment établi mon observatoire.
Après quoi, les choses rentrèrent dans l'ordre horizontal, qu'elles avaient un instant si fâcheusement quitté.
Je venais de franchir une tranchée.
La même surprise se renouvela quelques minutes plus tard, mais déjà moindre, car j'étais sur mes gardes, et ma glissade se termina sur un bidon d'essence qui n'était qu'à un mètre de moi.
J'avais mon plein sang-froid quand nous arrivâmes sur la troisième tranchée, et j'analysai le mécanisme du franchissement. En approchant du parapet, le dos du pilote révèle une certaine animation, le moteur ralentit, la voiture bascule, et tous les outils disponibles roulent à qui mieux mieux de l'arrière à l'avant, cependant que les hommes s'accrochent. Aussitôt que la chute s'achève, le mécanicien crie : « Des gaz! des gaz! » à pleins poumons, le pilote accuse l'embrayage, le moteur peine, les outils reviennent en vague de l'avant à l'arrière, et l'on arrive — quand on y arrive — sur le parados.
Je croyais avoir tout subi, quand une décharge retentit à côté de moi : c'était le tac-tac de la mitrailleuse. Je poussais déjà des cris de guerre, les narines dilatées à l'odeur de la poudre, et j'allais entraîner les hommes au carnage, lorsque Gorgit se retourna, furieux :
— Qui est-ce qui tire?... Nom de Dieu! Vous tirez sur les nôtres.
— C'est des fantassins.
— Justement : ils sont avec nous!
Après quoi nous tombâmes dans une ligne de fanions mollement agités par des hommes paisibles. Nous repartîmes en marche arrière. Il était temps : nous allions donner, tête baissée, dans un tir de barrage, que représentait cette ondulation d'étoffes multicolores.
— Avancez, mon lieutenant! J'en vois!
— Mais non : notre artillerie fait son barrage jusqu'à H + 30.
Le mitrailleur se contenta de cette réponse énigmatique, et se mit en devoir d'extirper une cartouche à blanc restée dans le canon.
— Mon lieutenant, c'est enrayé.
— Vous êtes toujours enrayé!
— J'ai pas mon tire-douilles. Ils m'ont pris le mien à la première batterie.
Nous fîmes tant et, si bien que le tir de barrage recula lentement et que les fanions allèrent s'agiter cinquante mètres plus loin.
Gorgit semblait préoccupé de voir son commandant de batterie, le sous-officier cherchait des ennemis à canonner, et le mitrailleur joyeux d'avoir réparé son enrayage, vérafiait sa pièce en fusillant à nouveau nos lignes de tirailleurs qui le regardaient faire avec indifférence.
— Mon lieutenant, il y a le commandant de batterie qui fait un signal.
— Lequel?
— Il a remué son fanion comme ça.
Il paraît qu'il n'avait pas remué son fanion « comme ça » , si bien que nous nous ralliâmes inopinément, et d'une manière au moins prématurée.
Mais personne ne s'en aperçut. Un homme, de l'extérieur, vint frapper à la porte : c'était la fin de la manœuvre.
Et je sautai à terre, suivant Gorgit, pour assister à la critique.
J'y appris, qu'en somme, la manœuvre s'était passée très convenablement, hormis quelques détails dont il est inutile de s'embarrasser dans une opération de grande envergure.
Tout au plus fut-il reproché à Gorgit de n'avoir pas tenu compte de certaines directives.
Gorgit ne s'en affecta pas démesurément. Il savait en effet ce qu'est une directive : un principe assez souple pour permettre de louer l'initiative, quand elle tourne bien, et de la condamner, quand elle tourne mal. 



CONTACT AVEC L'ÉTAT-MAJOR : UN INCIDENT 

J'en étais là de mon instruction quand un incident ridicule faillit briser ma carrière.
Partisan convaincu de la culture physique, j'avais communiqué ma foi sportive à un âne qu'avait amené là, je ne sais trop comment, la fortune des armes.
Cet âne, très jeune et très ardent, et qu'on appelait Pinard, excellait dans le jeu de la contre-attaque.
Quand, harcelé par mes aboiements, et las de fuir, il se retournait pour faire tête, il contre-attaquait avec une telle rapidité que je n'avais pas trop de toute ma vitesse pour regagner certaine clôture de fils de fer—limite pratique de son secteur — où j'arrivais à bout de souffle. Cet exercice est excellent : tous les muscles travaillent.
Or, un matin, comme je flânais sur la route, je vis un cheval venir à moi.
Je me proposai de tenter contre lui une de ces attaques brusquées qui nous divertissaient tant, Pinard et moi. Je m'embusquai derrière un taillis, et lorsque le cheval fut à ma hauteur, je lui bondis aux naseaux, en aboyant à pleine gorge.
Par malheur, je n'avais pas pris garde que ce cheval était surmonté d'une importante per-sonnalité militaire, que l'effet de surprise déporta vers l'avant.
Cette importante personnalité, par ailleurs favorable à la culture physique, prit fort mal mon intervention. (Tant il est vrai que les actes vont rarement d'accord avec les paroles.) Elle fit venir Gorgit, l'apostropha rudement, et donna l'ordre de m'exiler dans les vingt-quatre heures.
Gorgit, que cette décision peinait plus que je le n'aurais osé le croire, réunit un conseil de quelques amis pour discuter l'exécution de la sentence. Je ne me doutais pas de la place que je tenais dans tous les coeurs : aucun des conseillers ne chercha à me nuire, tous s'employèrent à me sauver.
Ils reconnaissaient cependant la gravité de mon acte : je m'étais affranchi de la voie hié-rarchique, en m'adressant directement à un général. Ma disparition devenait nécessaire, du moins fallait-il qu'un acte officiel en fournît la constatation.
Gorgit proposa de me camoufler - pour me rendre méconnaissable aux yeux de la police — et cette idée cocasse, que je n'aimais guère, aurait rallié tous les suffrages, si l'accord pu se faire sur le mode de camouflage.
Quelqu'un s'avisa, par bonheur, d'un procédé plus simple : on allait m'enterrer.
Du moins édifierait-on une tombe à mon nom, étant bien spécifié que je demeurerais à l'extérieur.
Le soir même, la chose était faite. Devant une baraque, entre des capucines et un plant de radis, un mausolée s'élevait.
Et je lus sur la croix : 
Requiescat in pace.
 CI-GîT
FRITZ
DIT TOTOCHE
BON FILS, BON ÉPOUX, BON PÈRE.

On me pria de m'asseoir à côté de ma tombe. Je le fis de bonne grâce, et me laissai photographier avec complaisance.
Les Pharaons et moi possédâmes, vivants, de magnifiques sépultures. Mais qui sait — tant ma carrière est aventureuse - si la destinée, qui m'a permis de m'asseoir sur ma tombe fleurie, m'accordera, le jour venu, quelques pelletées de terre pour couvrir ma carcasse?





DANS LE MONDE DES IDÉES 

Quelques jours s'écoulèrent, dont aucun bruit d'attaque ne vint troubler le cours.
Les repas — qui sont les réunions les plus favorables au développement de la pensée dans l'espèce humaine — conservaient leur allure normale. Chez les hommes, après avoir effleuré les questions alimentaires, la conversation gagnait les sphères de la stratégie, à la suite des critiques militaires et de leurs chroniques quotidiennes.
Devant la lenteur des opérations du front occidental, les espoirs se reportaient volontiers sur les fronts les plus excentriques, grâce à cette tendance qu'ont les meilleurs esprits à considérer comme facile la tâche du voisin — qui par malheur, et par définition, est précisément celle qui ne leur est pas confiée.
Après quoi les causeries, baissant d'un ton, revenaient à l'immédiat, pour aborder le sujet des permissions, étapes indispensables entre le moment présent et la paix future. 
Chez les officiers, la conversation présentait par instants une grande animation. Si vives que soient les discussions, elles n'étaient pas de nature à compromettre, hâtons-nous de le dire, l'union nécessaire à la défense du territoire. 
Un des thèmes les plus débattus, sans que j'en eusse jamais compris l'intérêt, était le rang qu'il fallait attribuer aux diverses armes dans le sport hippique.
L'artillerie et la cavalerie se prenaient à partie malgré d'utiles diversions du train des équipages, pendant que l'infanterie, qui saisissait mal le rôle du sport hippique dans la guerre moderne, profitait de l'émotion pour augmenter sa part distributive de bœuf aux cornichons.
L'artillerie d'assaut, en effet, est hétérogène, Elle présente un mélange de toutes les armes. Les officiers ont une vie commune et des uniformes différents. Il va de soi, que tous, des hommes aux officiers, n'en communient pas moins dans les mêmes pensées : la victoire et les permissions.
Aussi les rivalités d'armes n'interviennent-elles que comme un dérivatif, peut-être comme un stimulant. Elles élargissent l'esprit par des notions nouvelles.
J'appris ainsi (des lignes allemandes, je ne pouvais le savoir) que l'automobile avait sauvé verdun. Le rôle de l'infanterie et de l'artillerie apparaissait secondaire : ces deux armes n'ayant sauvé que les tranchées qui défendaient Verdun.
J'eus aussi des éclaircissements sur un point obscur, et qui me tourmentait : j'appris la déf-nition du devoir en temps de guerre.
Le devoir, c'est de rester où l'on se trouve.
Le fantassin, qui, miraculeusement sauf, après deux ou trois ans de guerre et quelques amochages, demande à passer dans les brancardiers, est flétri du qualificatif d'embusqué.
Fait au contraire tout son devoir le jeune homme chargé par un hasard malheureux d'opérer la liaison du Ministère des Inventions au Sous-Secrétariat des Réalisations, et qui reste inébranlable au poste en question.
Sans doute, observera-t-on, le devoir du premier est d'un accomplissement plus pénible que celui du second. Mais il est aisé de répondre à cette superficielle argumentation.
Dès lors qu' « il en faut partout », autant laisser aux tranchées ceux qui « en ont l'habitude » ; une telle existence dérouterait au contraire (le mot n'est pas trop fort) les guerriers, de longue date spécialisés, chargés du secteur compris entre le « front » et l'Opéra. 
Je me demandai si le devoir n'exigeait pas que je revinsse à l'infanterie, mais dispensé par ma qualité de prisonnier de faire la guerre, puisque « je me trouvais là » , je décidai, la conscience reposée, de rester à ma nouvelle arme. 
































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